Qui je suis et pourquoi j'écris

 E n général, le propos pour lequel je décide de créer une nouvelle page tient dans dix à cinquante lignes, le reste, si reste il y a, est un commentaire ou une discussion libre, bref, du remplissage. Hormis cette précaution oratoire, le propos de cette page tient en une proposition, que voici: je suis vous, et j'écris ce que vous me requérez d'écrire.

Tout le reste n'est que commentaire et libre discussion.


J'ai trouvé sur cette page la citation suivante:

    «Les opinions de l'auteur peuvent ne pas correspondre à son point de vue.
    Toutes les pensées qui peuvent passer par la tête du lecteur sont soumises au copyright. Méditer sur elles est interdit sans la licence appropriée»
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Viktor Pelevine (Homo zapiens/Génération P)

Rimbaud a bien formulé la première partie de ma proposition quand il écrivit que «Je est un Autre», mais laissa à ses lecteurs le soin de tirer la conclusion logique de cette affirmation: “tu” est “un autre”, “il” est “un autre”, “nous” est “un autre”, et la suite. Bref, chacun est un autre, l'autre de l'autre. Conclusion seconde: «Je est un Même». Et la litanie pour “tu”, “il”, etc. Oui: si chacun est un autre, tout le monde est un autre, donc tout le monde est le même. Un “autre”. Vous me suivez ? Au Musée de l'Homme une exposition permanente a un titre qui dit quelque chose d'assez proche, «Tous parents, tous différents». La cybernétique nous montre que les événements se déroulent en général autrement que de la manière dont on les analyse: dans la conception habituelle, un enchaînement de causes et d'effets aboutit à un certain résultat dont on détermine un début, une fin et un espace où l'évènement se déroule; dans une approche cybernétique, on constate qu'il n'y a pas d'événement isolable et défini mais un ensemble d'interactions plus ou moins dirigées s'inscrivant dans un continuum, et où fortuitement un ensemble assez complexe se trouve réuni pour modifier localement les conditions, cela d'une manière assez erratique et non linéaire, qu'on peut, à l'analyse, décrire comme «un événement», tout en sachant que c'est une interprétation assez fausse de la réalité observée. Dans le texte intitulé «La cybernétique du “soi”: une théorie de l'alcoolisme», Gregory Bateson expose clairement la chose:

«Si nous voulons expliquer ou comprendre l'aspect “mental” de tout événement biologique, il nous faut, en principe, tenir compte du système, à savoir du réseau des circuits fermés, dans lequel cet événement biologique est déterminé. Cependant, si nous cherchons à expliquer le comportement d'un homme ou d'un tout autre organisme, ce “système” n'aura généralement pas les mêmes limites que le “soi” — dans les différentes acceptions habituelles de ce terme.
Prenons l'exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l'entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global: arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre; et c'est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l'esprit immanent.
Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l'arbre) — (différences dans la rétine) — (différences dans le cerveau) — (différences dans les muscles) — (différences dans le mouvement de la cognée) — (différences dans l'arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences; et, comme nous l'avons dit plus haut, une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d'information.
Mais ce n'est pas ainsi qu'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l'abattage de l'arbre. Il dira plutôt: “J'abats l'arbre” et il ira même jusqu'à penser qu'il y a un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé».

J'avais déjà glosé ce passage en spécifiant que ce type d'interprétation n'est pas une exclusivité de l'Occidental moyen mais atteint aussi l'Occidental non moyen et beaucoup de non Occidentaux moyens ou de non Occidentaux non moyens. Bref, la conception causale, linéaire et solipsiste des «événements» est assez courante. Cela a lieu dans une certaine forme de socialité, qu'on dira «socialité médiate», et qui est indépendante de l'origine géographique ou ethnique ou culturelle des individus.

La socialité médiate, comme son nom l'indique, est une socialité où dans l'état ancien de la socialité humaine, quand le langage articulé apparut, ce type de rapport était médiat; en l'état actuel, pour une majorité d'humains (mais pas tous) le langage articulé est une forme immédiate de rapport social. Au moment suivant, celui où la communication scripturaire s'élabora, elle fut considérée comme un “médiat”, un outil de communication indirecte; aujourd'hui, pour une part significative d'humains, en gros, un tiers, c'est un mode immédiat — immédiat, mais différé. Pour exemple, j'écris ce texte à un certain moment dans le déroulement du temps, et par fatalité, vous le lisez à un autre moment; donc, la réception est différée. Mais en tant que récepteur, à la lecture le message vous apparaîtra (vous apparaît) “actuel”, ce n'est pas un morceau de mon passé dans votre présent mais un morceau de votre présent. C'est que vous avez appris à faire une opération un peu complexe mais facile à réaliser quand on a de la pratique, lire non pas les mots du texte mais le sens du texte. Bien sûr, il vous faut d'abord parcourir le texte «dans le sens de la lecture» mais, si tout du moins vous faites partie de ce tiers (environ) de l'humanité qui a l'habitude de lire, vous n'allez pas l'analyser lettre à lettre ou mot à mot, vous lirez une partie «significative» de cette page (en général, ce qui va d'un point ou point-virgule à un autre point ou point-virgule, deux marqueurs qui indiquent conventionnellement: ce qui est entre les deux est «un seul sens», un bloc qui pris ensemble forme une unité de sens), et vous tenterez de «trouver la signification»; en général, on y arrive, même s'il faut parfois relire deux ou trois fois le passage.

En parlant de ça: il y a de nombreux autres marqueurs qui indiquent aux lecteurs le statut spécifique de tel ou tel segment. Par exemple, les guillemets indiquent le plus souvent “citation” ou “ceci n'est pas à prendre au sens littéral” ou… Bref, que ce mot ou groupe de mots est, soit un segment de sens venant d'ailleurs, soit un groupe de mots dépourvus de sens ou porteurs d'un sens métaphorique. Les parenthèses signalent, soit que c'est un commentaire, soit que c'est une incise apportant une information qui aidera à comprendre le sens du segment en cours, mais qui, une fois lecture faite de ce segment, ne doivent pas être pris en compte littéralement lors de l'analyse. Les virgules ont plusieurs usages, le plus courant est de «ménager une pause», ce qui signifie ici, signaler aux lecteurs que le segment antécédent est une sorte de sous-unité de sens qu'on peut analyser et réduire en une seule notion, opération qui facilitera, par après, l'analyse du segment entier; les deux-points indiquent «rupture de sens»: c'est le même segment, mais la partie qui suit a «un autre sens» que celle qui précède. Très souvent, on se sert du deux-points pour signaler que la seconde partie, soit est un commentaire de la première, soit est l'expression de la même unité de sens dans une formulation autre. Etc. Bref, les lecteurs efficaces ne prennent pas, comme on dit, un texte «au pied de la lettre», lettre à lettre ou mot à mot; c'est ainsi qu'ils actualisent ce qu'ils lisent. Les lecteurs inefficaces prennent les textes au pied de la lettre — enfin, plutôt au pied du mot, malgré tout la plupart des lecteurs vont plus loin que le simple anonnement et parviennent à lire les mots en entier. La plupart, mais pas tous.

Plus récemment, une autre manière de communiquer apparut, la communication distante immédiate: on place un «émetteur» à un endroit, un «récepteur» à un autre, et on fait transiter le message «par la voie des airs» à une distance inatteignable par des moyens naturels (voix ou geste). Au début, ça se fit avec, des grands bonshommes de bois, des sémaphores pourvus de deux «bras» très grands (plusieurs mètres) visibles à une assez grande distance (plusieurs kilomètres), et dont la position des bras est codée pour diffuser une certaine information (au départ, une lettre ou une ponctuation). On ne peut pas dire que ce soit remarquablement efficace, mais ça accéléra considérablement la vitesse de transport d'un message à deux points distants: on passa, pour un territoire comme celui de la France, de quelques jours à quelques heures entre ses points les plus distants. Je ne vous retracerai pas toute l'histoire de l'amélioration des moyens de télé-communication au cours des deux derniers siècles, mais du moins, vous savez qu'en cette année 2005 on peut communiquer un message extrèmement complexe en tout point de la Terre en quelques secondes. Voyez ce message: il est passé du serveur où réside mon site à votre machine en, selon le type de connexion dont vous disposez, moins d'une seconde ou moins de vingt secondes. Et cela, où que vous soyez dans le monde.

Plus récemment encore, on eut une autre manière de communiquer, assez différente des précédentes, quelque chose comme la communication unidirectionnelle et collective d'un message singulier; jusque-là, sauf circonstances particulières, la communication se faisait plutôt «de pair à pair» et bidirectionnellement (chaque pair étant à la fois émetteur et récepteur). Non donc qu'on ne connut la manière unidirectionnelle avant ça, mais jusqu'à l'invention du négatif photographique, du phonographe, du cinéma, de la radio, de la presse à imprimer motorisée, du microphone à amplification électrique, de la télévision, on pouvait au mieux espérer atteindre quelques milliers de personnes en même temps, et à condition d'avoir une voix qui porte. Les mass media furent un puissant moyen pour, disons, «harmoniser» une population très importante: plusieurs centaines de milliers à plusieurs dizaines de millions de personnes recevant le même message au même moment.

Chaque nouvelle manière eut, au début, des «effets secondaires» imprévus et dont des personnes pas toujours honnêtes surent tirer parti. C'est bête à dire, mais ceux qui parviennent à une bonne maîtrise du médium ont un «avantage compétitif» sur ceux qui le maîtrisent mal ou ne le maîtrisent pas. Prenons le second moment: l'écriture-lecture. Pour parvenir à maîtriser le procédé, il faut du temps. Au moment où il est réalisé, les humains ne disposent en général pas du temps nécessaire à la chose, donc on va prendre quelques membres de la collectivité, et leur «donner le temps» d'apprendre à maîtriser la chose, ce qui signifie: tous les autres membres de la collectivité fourniront à ces (futurs) lettrés une petite partie de leur production ou de leur capacité de travail en vue de leur assurer la subsistance, charge à eux de consacrer le temps qu'ils ont ainsi à disposition pour apprendre à lire et écrire puis, plus tard, former des élèves dans leur compétence. Ce processus normal d'organisation, où on charge certains membres de la collectivité de se perfectionner dans une technique délicate (tissage, forge, etc.) en leur assurant la subsistance, et en retour ils vous fournissent du tissu, des socs de charrue, etc. Sauf que les «artisans de la communication» peuvent «(se) tromper sur la marchandise», écrire ou lire, par erreur ou malice, des choses fausses. Avec les socs de charrue ou les pans de tissu, on voit vite s'il y a tromperie; avec la communication, c'est moins évident. Cela est du au fait qu'un message est toujours vrai. C'est cette particularité qu'exploitent les communicateurs malintentionnés.

Contrairement aux autres arts la communication médiate, qui a un effet sur la réalité, n'est pas un objet de la réalité mais son commentaire, et la personne recevant un message est amenée à considérer a priori que ce qu'on lui dit est une description aussi réaliste que possible de cette réalité. Est élément de la réalité le vecteur de la communication; pour celle en vis-à-vis et sonore, l'ensemble effectif poumons-larynx-cordes vocales-cavité phonatoire-air-oreille externe-oreille moyenne-oreille interne. À chaque bout, on a un récepteur semblable — vous, moi. Bref, «un autre» ou «le même». Je dis ce que vous pensez, je pense ce que vous entendez. Ou ici, j'écris ce que vous pensez, je pense ce que vous lisez. C'est pour cela que je est un autre et que l'autre est un même. Bien sûr, le «réalisateur de la pensée», celui des deux mêmes que nous somme qui rédige le texte, est moi. Mais ça aurait pu être vous, elle, lui, nous, eux, bref, n'importe qui. D'ailleurs, je sais que quelque part ailleurs dans le monde quelqu'un a écrit, écrit ou écrira «la même chose que moi». Dans une forme différente, voilà tout.

L'esprit est partout, le monde est esprit. Cela n'a rien de mystique, c'est un fait: je suis en état de réaliser le discours actuel parce que j'ai été «touché par l'esprit» de telle manière que je suis capable de le faire. Ce qui signifie ceci: dans mon parcours au sein de la société, j'ai reçu des informations et une formation telles qu'à un certain moment (précisément, le 15/03/2005), je suis en état d'exprimer de la manière actuelle «quelque chose» qui est un savoir commun à toute la société. C'est moi, ça aurait pu être vous. C'est de cette manière, ça aurait pu être d'une autre. Par exemple, ç'aurait pu être Susan Sontag, et ç'aurait pu être en anglais. Puis, la forme importe peu: ma manière d'exprimer les choses est celle de l'essai; on peut le faire par le théâtre, le roman, le pamphlet, le film, l'art pictural, etc.

Il y a une part d'aléatoire et une part de dirigé: entre ma / votre naissance et «un certain âge», nous avons subi une formation, pour le fond à-peu-près la même si pour la forme ça a pu être différent, et nos formateurs ont fait des hypothèses sur ce que nous serions en état de faire de manière efficace pour la société au-delà de cet âge qui, pour vous et moi, fut peut-être le même, et peut-être non. Cela dépend de ce vers quoi vous et moi avons été dirigés. Moi, c'était les «études supérieures», ce qui signifie qu'on fit l'hypothése qu'il serait utile à la société de financer mes études jusqu'à assez tard, factuellement, jusqu'à trente-cinq ans environ (c'est que j'ai plusieurs talents à mon actif: linguiste, sociologue, analyste-programmeur, technicien en informatique, équipier en restauration rapide, philosophe, ouvrier agricole, et j'en passe) et qu'il m'a fallu longtemps pour les acquérir. J'ai d'autres talents mais moins directement utiles, disons, des talents polyvalents, «non spécialisés» et acquis sur le tas. Ceux qui financèrent cette formation (pour l'essentiel, mes parents) le firent avec l'idée que ça finirait par être rentable, qu'on me récompenserait de mes compétences et que donc, en retour, ils en profiteraient. Comme mes parents sont des personnes désintéressées, ils n'envisageaient pas une rentabilité financière, sinon ils auraient fait autrement. Je crois que leur propre but fut (est) que… Et bien, je ne sais pas trop. En tout cas pas que je leur rapporte des sous. Quoiqu'il en soit, à un moment, je suis formé, et on me lâche dans le monde. Soit dit en passant, ce fut bien avant mes trente-cinq ans: à partir de 28 ou 29 ans, pour l'essentiel je finançai moi-même les formations ultérieures.

Après mes trente ans environ, l'aléa le céda à la direction: parvenu à un certain point je fis mes propres choix; ce qui ne signifie pas que le hasard n'avait plus de place, la vie est une incertitude permanente, j'aurais pu me tromper de voie (et l'ai peut-être fait), pu être atteint d'une grave maladie qui aurait changé mon destin, pu mourir dans un accident de la circulation… Je suis chez moi, tranquille, l'œil vif et l'esprit alerte, et j'écris ce texte. J'en suis l'auteur au sens où, comme dit, je le rédige.


Si votre parcours n'est pas le mien, pour la raison évidente que l'enveloppe qui me définit (“ma peau”) n'est pas celle qui vous définit, qu'elles sont localisées en deux points non recouvrables de l'univers, il y ressemble tant (nous naquîmes, nous vivons, nous mourrons) qu'ils sont à-peu-près indifférenciables. Là-dessus, hormis mon enveloppe, rien en moi n'est persistant, en permanence j'y introduis de la matière qui se transmue en esprit, de l'esprit qui se transmue en matière, et de moi sort de l'esprit dont on fera matière, de la matière dont on fera esprit.

Avant de poursuivre, il me faut je crois préciser un point: j'utilise peu les métaphores, ou si je le fais je le signale par des guillemets ou une indication du genre: «Ainsi que l'on dit…». le plus souvent il faut lire ce que j'écris au sens le plus littéral. Je le précise car je sais qu'on risque de considérer le paragraphe qui précéde comme de la poésie métaphorique; or il s'agit d'une description aussi réaliste que possible. Un individu est ce que j'avais nommé en son temps un être de lumière, et là non plus ce n'est pas de la métaphore, «l'âme» est «l'enveloppe du corps», non le contraire; ce qui signifie ceci: ce qui limite un individu n'est pas la matière, qui définirait sa frontière avec le reste de l'univers, mais une sorte de champ de force constitué par une partie de l'énergie photonique que certains individus savent capturer par l'opération dite de photosynthèse et qui consiste exactement en ce que dit dans le paragraphe précédent, transmuer l'esprit, dont on sait qu'il est lumière, en corps, dont on sait qu'il est matière.

Un être vivant est un objet très volatil, constitué principalement d'eau, de lumière et de gaz ou d'atomes constitutifs de gaz assez courants, tels le dyoxyde de carbone et une longue série d'hydrocarbures. Tenant bien sûr compte que la notion d'état est locale et variable, par exemple, sur la Terre, au niveau de la surface on trouve l'eau à l'état solide, liquide ou gazeux, le mercure, sauf circonstances très particulières, à l'état liquide, l'azote à l'état gazeux, sauf dissolution dans un liquide, le méthane à l'état gazeux; sur des astres plus distants du soleil, telles les «géantes gazeuses» faussement désignées ainsi, on ne trouve pas en surface d'eau liquide ou gazeuse, par contre l'azote ou le méthane sont souvent sous la forme liquide, et j'imagine que si on mettait du mercure à la surface de Jupiter il y serait sous la forme solide. Comme pour le moment la seule forme de vie qu'on connaisse assurément est du genre de celle qui se développa sur la Terre, cette forme-là s'y développa dans des conditions de pression et de température telles que mon affirmation sur sa volatilité est fondée: une fois que son «âme» se disperse, un être vivant tend à se dissoudre ou s'évaporer, sauf bien sûr si ses constituants sont incorporés par d'autres être vivants. Mais, qu'est-ce que l'âme d'un être vivant ? Pour l'instant, je ne sais pas trop, mais du moins, je sais que ça existe, parce que les êtres vivants tendent à mourir. Tous.


Bien qu'étant plutôt athée, si me trouvais dans un contexte où il serait requis, pour faire partie de la société, de se déclarer adepte d'une religion, si c'est possible j'en choisirai une où l'on accepte le concept de transmigration de l'âme; si ce ne l'est pas j'adopterai celle la plus courante, pour des raisons pragmatiques — dans une société à dominante catholique, progresser dans la hiérarchie sociale est fortement corrélé avec le fait de se prétendre catholique. Je dis ça, à propos de la transmigration, parce que quoi que soit l'âme, elle obéit fatalement à ce fameux principe de la thermodynamique qui dit que rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. Mais «tout» ne se transforme pas en «n'importe quoi», on peut supposer que l'âme des animaux et végétaux que nous consommons, nous humains, se transforme en âme humaine. Et peut-être non, peut-être est-ce l'inverse et notre âme devient-elle en partie animale ou végétale…

Brisons donc ici: sauf en un sens moral (une “belle âme”), le mot âme n'appartient pas à mon vocabulaire en tant que réalité définie. Je pose que «l'âme» structure la vie en ce sens qu'il y a de manière non douteuse deux sortes d'objets sur cette planète que vous et moi habitons (du moins je le présume; en tout cas, pour moi je sais vivre sur une planète et je sais laquelle), ceux vivants et ceux non vivants. On peut se poser des questions, une fois la forme initiale de vie, celle qui se transmet par contamination, sur d'autres types de structures qui n'ont pas les caractéristiques structurelles de la forme initiale mais beaucoup de caractéristiques formelles «de type biologique»; c'est le cas notamment de l'instrument que j'utilise pour rédiger ce texte: son fonctionnement dérivant d'une modélisation de comportement «biotique», arrivés à un certain stade de leur évolution les ordinateurs ont acquis des modes d'action indifférenciables de ceux d'organismes vivants de la forme initiale. C'est une question intéressante, je crois, mais pour l'heure, je me contenterai de la forme initiale pour déterminer qu'on peut observer «dans la nature» les deux formes d'objets dits: vivants et non vivants. Du point de vue des composants, il n'y a pas vraiment moyen de les différencier. Du point de vue structurel en revanche, il y a une spécificité des composés moléculaires de type organique, et une spécificité encore plus grande des composés propres aux entités vivantes, ces composés ne se trouvent nulle part ailleurs que là où il y a de la vie, dans la partie de l'univers que nos moyens nous permettent d'explorer de manière exhaustive — essentiellement, le système solaire. Et les comportements propres des entités qui organisent ces composés sont atypiques parmi ceux obsevables dans cette partie de l'univers. On peut nommer cette particularité «l'âme», un mot qui en vaut un autre.

Une fois cela posé, on peut nommer l'interaction entre cette âme et son environnement «l'esprit». C'est en ce sens que Gregory Bateson parle d'«écologie de l'esprit»: il ne s'agit pas, comme des idéalistes pourraient le croire, d'une écologie transcendante, «la vie de l'esprit»; comme l'indique notre auteur, il s'agit des événements ayant «les caractéristiques de l'esprit immanent». Il ne s'agit pas plus, comme pourraient le croire des matérialistes, de discuter de «l'action de l'esprit sur la matière» ou de la matière sur l'esprit, bref, d'une imagination causale et linéaire où «l'esprit» et «le corps» (ou «la matière») seraient des objets agissant l'un sur l'autre: comme l'indique aussi la citation, l'approche cybernétique fait l'économie de telles fausses évidences pour considérer l'inséparabilité des objets de l'univers et surtout la non linéarité effective des événements qui s'y produisent. L'âme, en tant que principe déterminé qui permet d'isoler formellement un segment de la réalité comme un être vivant autonome, un «individu» — vous, moi, «un autre» —, a sa pertinence; en tant qu'un objet fini «ayant sa propre volonté», elle a beaucoup moins de pertinence. Le matérialisme est l'opposé et non le contraire de l'idéalisme, c'est autant que lui une philosophie transcendantale mais il place la transcendance ailleurs, «dans la matière» plutôt que «dans l'esprit»; pour une écologie de l'esprit, seule valide car seule concernant la vie, l'esprit est immanent par le fait qu'il ne se sépare pas de la matière, qu'il en est une des formes, donc il obéit aux mêmes règles générales régissant l'univers. Sauf sur cette question des comportements localement différenciables qui signalent la présence de la vie.

J'y reviens, l'esprit est partout et le monde est esprit. Qu'est-ce à dire ? Que nous, vous et moi, et quiconque, n'avons la conscience effective du monde que par le fait qu'il y a quelque chose qu'on peut nommer esprit, qui passe du monde à nous et de nous au monde en une circulation perpétuelle. Certains, ayant besoin de personnifier cet esprit, ont conçu à un moment de l'évolution de notre espèce, des pseudo-entités, «les dieux» ou «le dieu». Ce n'est pas le cas du christianisme et de l'islamisme, et en large partie du judaïsme, cependant il y a une tendance forte des humains à «rationaliser» — à diviser — le monde qui fait que beaucoup d'adeptes de ces religions personnifient le dieu. Il me semble qu'une bonne description de ce dieu est celui de la «sainte trinité», tripartition qu'on retrouve aussi dans certaines formes du bouddhisme. Dans la symbolique chrétienne, “le père” est la source originelle supposée de l'esprit, “le fils” son résultat, et “le saint esprit” le vecteur par lequel “le père” et “le fils” interagissent. Le problème étant que beaucoup de gens prennent la chose au pied de la lettre, imaginant un vieux birbe à blanche barbe, un jeune barbu mignon et une blanche colombe voletant de l'un à l'autre. Or, tout ce que raconte cette fable est un rapport, factuellement, les trois éléments de «la divinité» sont une sorte de «trois en un», comme un vulgaire shampooing lissant et démêlant: on sépare les trois moments pour une question de lisibilité mais dans l'effectivité des choses ils sont inséparables. Pour qui n'apprécierait pas mon shampooing trois-en-un, j'ai plus exact et «noble», le tissu de l'univers: factuellement, il y a de la matière, de l'énergie, de l'espace et du temps; effectivement, matière et énergie sont deux états d'un même objet qui selon sa vitesse apparaîtra tantôt matière tantôt énergie, tantôt «espace» tantôt «temps». Deux aspects qui ne diffèrent que par la position d'où on observe.


Bien des choses à dire sur «qui je suis et pourquoi j'écris». Et qui se résument en: n'importe qui n'importe où n'importe quand. Comme vous je suis un fragment de l'univers, avec un petit effet sur le reste, ici en écrivant sur son expérience de fragment, donc son expérience fragmentaire.


En complément, un bout de correspondance qui me semble devoir mieux préciser «qui je suis»…