PRÉC. SOMM SUIV.
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
Forme et pathologie des relations sociales

- III.I.3 - La cybernétique du « soi » : une théorie de l'alcoolisme [*] -

La logique de la dipsomanie a embarrassé les psychiatres tout autant que la «logique» de la discipline spirituelle mise en œuvre par l'organisation «Alcooliques anonymes» pour la combattre. Dans le présent essai, il est suggéré: 1. la cybernétique et la théorie des systèmes engendrent une nouvelle épistémologie, fondée sur une certaine compréhension de l'esprit, du «soi», des relations humaines, et du pouvoir; 2. l'alcoolique en état de sobriété agit suivant une épistémologie qui, quoique conventionnellement admise dans la culture occidentale, n'est pas validée par la théorie des systèmes; 3. s'abandonner à l'alcool fournit à l'alcoolique un raccourci, partiel et subjectif, vers un état d'esprit plus correct; enfin, 4. la théologie des «Alcooliques anonymes» rejoint une épistémologie de la cybernétique.

Cette étude est donc basée sur des idées qui sont, toutes probablement, familières, tant aux psychiatres qui ont eu affaire à des alcooliques, qu'aux philosophes qui ont réfléchi sur les implications de la cybernétique et de la théorie des systèmes. Les thèses que j'avance ici n'ont donc d'original que de traiter ces idées en les prenant tout à fait au sérieux — c'est-à-dire comme prémisses d'un raisonnement — et de mettre en relation des idées (banales) venant de deux domaines distincts de pensée.

Ce sont en premier lieu les données publiées par l'association «Alcooliques anonymes» (la seule à avoir enregistré un nombre remarquable de succès dans le traitement des alcooliques) qui ont inspiré cette étude de la dipsomanie du point de vue de la théorie des systèmes. Il m'est apparu cependant bien vite que, d'autre part, les vues religieuses et la structure organisationnelle de «AA» présentaient elles-mêmes un grand intérêt de ce point de vue et que, par conséquent, le champ de mes investigations devrait s'étendre, au-delà des prémisses de l'alcoolisme, jusqu'aux prémisses du système mis en œuvre par «AA» pour le traiter et à celles de l'association «AA» elle-même.

Se liront, je l'espère, tout au long de cette étude, ma dette envers «AA», mon respect pour cette organisation et, tout particulièrement, pour l'extraordinaire perspicacité de ses deux fondateurs, Bill W. et le Dr Bob.

Je dois également remercier le groupe restreint de patients avec lequel j'ai travaillé intensivement pendant trois ans, de 1949 à 1952, au Veterans Administration Hospital, à Palo Alto, en Californie. Il faut noter que tous ces patients présentaient, en plus de cette souffrance — l'alcoolisme —, d'autres diagnostics et surtout celui de «schizophrénie». Plusieurs d'entre eux étaient membres de «AA». Je crains de ne les avoir pas du tout aidés.


Le problème

On pense communément que c'est dans la vie sobre de l'alcoolique qu'il faut rechercher les causes (ou «raisons») de sa dipsomanie. Lors des manifestations dans la sobriété, les alcooliques sont généralement qualifiés d'«immatures», «fixés sur la mère», «oraux», «homosexuels», «passifs-agressifs », «angoissés par le succès», «hypersensibles», «fiers», «affables» ou tout simplement de «faibles». Il est cependant rare que les implications logiques de ces attributs, si généreusement distribués, soient vraiment examinées.

  1. Si en quelque sorte c'est bien la vie sobre de l'alcoolique qui le pousse à boire et l'amène même au seuil de l'intoxication, il ne faudra pas s'attendre à ce que des procédés visant à la consolidation de son style personnel de sobriété réduisent ou «contrôlent» son alcoolisme.
  2. Si c'est son style de sobriété qui le pousse à boire, ce sera celui-ci qui doit contenir une erreur, voire une pathologie; l'intoxication, elle, ne fait qu'apporter une correction (subjective) de cette erreur. Autrement dit, par rapport à sa sobriété qui est en quelque sorte «mauvaise», on peut dire que l'intoxication est «bonne». En ce sens, il est fort probable que le vieux dicton: in vino veritas contient une vérité plus profonde qu'on ne le croit communément.
  3. On pourrait aussi suggérer que l'alcoolique en état de sobriété est en quelque sorte plus sain d'esprit que ceux qui l'entourent et que cette situation lui est intolérable. J'ai entendu personnellement des alcooliques parler ainsi, mais je préfère ne pas prendre ici en ligne de compte une telle hypothèse. Une remarque faite par Bernard Smith, représentant légal non alcoolique de «AA», peut cependant éclairer mieux ce point: «Les membres de "AA", disait-il, n'ont jamais été les esclaves de l'alcool. Il leur a servi simplement comme moyen pour échapper aux faux idéaux d'une société pragmatique»[1]. Il ne s'agit donc pas, pour l'alcoolique, d'une révolte contre les idéaux aliénants de son milieu, mais plutôt d'une tentative d'échapper aux prémisses malades de sa propre vie, prémisses continuellement renforcées par son environnement social. Il est néanmoins possible que l'alcoolique soit à certains égards plus vulnérable ou plus sensible que l'homme dit normal du fait que ses propres prémisses malades (mais conventionnellement admises) conduisent à des résultats insatisfaisants.
  4. La théorie que j'avance ici propose un appariement converse entre sobriété et intoxication, de sorte que celle-ci soit vue comme une correction subjective appropriée de la première.
  5. Il existe bien sûr de nombreux cas où ceux qui font appel à l'alcool - en allant parfois jusqu'à l'intoxication totale — y recourent comme à un anesthésiant, qui les soulage de leurs soucis, de leurs ressentiments ou de leurs souffrances physiques. C'est dire que cette fonction anesthésiante de l'alcool peut nous fournir un appariement converse suffisant pour nos buts théoriques. Cependant, je ne prendrai pas ce cas en ligne de compte, le considérant précisément comme non pertinent pour l'alcoolisme dipsomaniaque; et ce, malgré le fait incontestable que ce sont justement le «chagrin», la «rancune» et la «frustration» qui sont immanquablement invoqués comme excuses par les alcooliques intoxiqués.

Il me faudra par conséquent rechercher, entre sobriété et intoxication, un appariement converse plus spécifique que celui fourni par la fonction anesthésiante.


La sobriété

Les amis et les parents de l'alcoolique lui recommandent habituellement et avec insistance d'être «fort» et de «résister à la tentation», bien qu'il soit assez difficile de savoir ce qu'ils entendent par là; il est cependant significatif que l'alcoolique lui-même, en état de sobriété, est généralement d'accord avec cette façon de voir son «problème». Il pense qu'il peut ou, du moins, doit être «le capitaine de son âme»[2]. Cependant, c'est aussi un cliché dans l'alcoolisme qu'après la prononciation de la formule: «seulement ce petit verre», toute motivation de l'abstinence soit complètement annihilée. Ceci est communément exprimé en termes d'un combat entre le «soi» et«John Barleycom»[**]. Si l'alcoolique peut en secret projeter une nouvelle ribote (ou même faire en cachette des réserves d'alcool), il est cependant quasiment impossible (chose vérifiée en milieu hospitalier) de l'amener à parler ouvertement de sa prochaine soûlerie, tant qu'il est en état de sobriété. De toute évidence, il ne peut pas être à la fois «le capitaine de son âme» et désirer ou décider ouvertement son propre état d'ivresse. Tout ce que le «capitaine» peut faire c'est ordonner la sobriété, pour ensuite se voir désobéir.

Bill W., l'un des fondateurs des «Alcooliques anonymes» (alcoolique lui-même), a tranché, avec ses fameuses «Douze Etapes» qui sont devenues le fondement de «AA», au travers de cette mythologie du conflit. En effet, dès la première étape, il est exigé que l'alcoolique accepte d'être sans défense devant l'alcool. Cette étape est communément considérée comme une «reddition», et souvent les alcooliques sont incapables de la suivre jusqu'au bout ou, sinon, ils ne la réalisent que temporairement, pendant la période de remords qui fait suite à une débauche. Du point de vue de «AA», ces cas ne sont pas prometteurs, puisque les alcooliques en question montrent ainsi qu'ils n'ont pas encore touché au fond: leur désespoir est inadéquat à la situation et après une période plus ou moins longue de sobriété ils tenteront à nouveau d'utiliser l'autocontrôle afin de combattre la «tentation». Ils ne veulent ou ne peuvent pas accepter que, ivre ou sobre, leur personnalité est une personnalité alcoolique qui, logiquement parlant, ne peut pas lutter contre le mal qui la fonde. Dans une brochure éditée par «AA», on peut lire ceci: «Essayer d'user du pouvoir de la volonté, c'est tenter de se soulever soi-même par les tirants de ses bottes».

Les deux premières étapes de « AA » affirment:

  1. Nous reconnaissons que nous sommes sans défense devant l'alcool et que nous ne pouvons plus gouverner nos vies.
  2. Nous croyons que seul un Pouvoir plus grand que le nôtre peut nous rendre la santé[3].

De la combinaison de ces deux étapes, il résulte une idée extraordinaire et à mon sens correcte: à savoir que l'expérience de l'échec ne sert pas seulement à convaincre l'alcoolique qu'un changement est nécessaire, mais elle est elle-même la première étape de ce changement. Être vaincu par la bouteille et en être conscient constitue en ce sens une première «expérience spirituelle». Le mythe de la maîtrise de soi du sujet est ainsi démoli par la mise en place d'un pouvoir supérieur.

En somme, je dirai que la sobriété de l'alcoolique est caractérisée par une variante tout particulièrement catastrophique du dualisme cartésien: la division entre Esprit et Matière ou, en l'occurrence, entre volonté consciente ou «soi» (self) et le reste de la personnalité. Le coup de génie de Bill W. fut de démolir la structuration de ce dualisme.

D'un point de vue philosophique, cette première étape ne constitue nullement une reddition, mais un changement d' épistémologie, un changement dans la façon d'appréhender la personnalité dans son propre monde. C'est ce changement qui s'effectue d'une épistémologie incorrecte vers une autre plus correcte.


Épistémologie et ontologie

Les philosophes ont déterminé deux classes de problèmes: en premier lieu, ceux qui concernent l'être des choses, des personnes et du monde en général, autrement dit les problèmes d'ontologie; la seconde classe comprend les problèmes relatifs à la façon dont nous connaissons et, plus particulièrement, à la façon dont nous acquérons nos connaissances sur le monde, autrement dit, les problèmes concernant ce qui nous permet de connaître quelque chose (ou, peut-être, rien). Bref, le domaine de l'épistémologie. A ces questions, épistémologiques et ontologiques, les philosophes tentent d'apporter des réponses vraies.

Cependant l'anthropologue, lui, en observant le comportement humain, se posera des questions quelque peu différentes. S'il est un adepte du relativisme culturel, il pourrait tomber d'accord avec les philosophes qui affirment qu'une ontologie «vraie» est concevable, mais il ne se demandera pas si l' ontologie des individus qu'il étudie est «vraie» ou pas. Il s'attendra à ce que leur épistémologie soit culturellement déterminée, ou idiosyncrasique, et à ce que la culture dans son ensemble ait un sens en fonction de l'épistémologie et de l'ontologie qui lui sont propres.

Si, d'autre part, il est évident que l'épistémologie «locale» est incorrecte, l'anthropologue devra prendre conscience de la possibilité que la culture en question dans son ensemble ne fasse jamais véritablement sens ou, sinon, qu'elle fasse sens uniquement sous certaines conditions restrictives qui en fait la coupent de toutes les autres cultures et des technologies nouvelles.

Dans l'histoire naturelle de l'être humain, l'ontologie et l'épistémologie sont inséparables; ses croyances (d'habitude subconscientes), relatives au type de monde où il vit, déterminent sa façon de percevoir ce monde et d'y agir, ce qui déterminera en retour ses croyances, à propos de ce monde. L 'homme se trouve ainsi pris dans un réseau de prémisses épistémologiques et ontologiques qui, sans rapport à une vérité ou à une fausseté ultimes, se présentent à ses yeux comme (du moins en partie) se validant d'elles-mêmes[4].

Il est cependant embarrassant d'avoir à se référer sans cesse d'une part à l'ontologie, de l'autre à l'épistémologie, d'autant plus qu'il serait incorrect de dire que dans l'histoire naturelle de l'humanité elles sont dissociées. Toutefois, il n'existe aucun mot adéquat pour couvrir la combinaison de ces deux concepts. Les approximations les plus satisfaisantes seraient: «structure cognitive» ou bien «structure caractérielle»; mais ces termes ne suggèrent nullement que ce qui est important c'est un ensemble d'hypothèses ou de prémisses habituelles, implicites dans la relation entre l'homme et son environnement, et que ces prémisses peuvent être vraies ou fausses. J'utiliserai donc ici le seul terme d'«épistémologie» pour désigner les deux aspects des prémisses qui gouvernent l'adaptation (ou la non-adaptation) à l'environnement humain et physique. Pour reprendre l'expression de George Kelly, ce sont là des règles dont se sert l'individu pour «interpréter» son expérience.

Je m'intéresserai plus particulièrement au groupe de prémisses qui sous-tendent le concept occidental de soi et, par la suite, à celles qui sont susceptibles de corriger certaines des plus importantes erreurs qui se rattachent à ce concept.


L'épistémologie de la cybernétique

Ce qui est à la fois nouveau et surprenant, c'est qu'aujourd'hui nous avons des réponses (du moins partielles) à certaines de ces questions. Des progrès extraordinaires ont été réalisés, au cours de ces vingt-cinq dernières années[***], dans la connaissance de ce qu'est l'environnement, de ce qu'est un organisme et surtout de ce qu'est l'esprit. Ces progrès sont dus précisément à la cybernétique, à la théorie des systèmes, à la théorie de l'information et aux sciences connexes.

A l'ancienne question de savoir si l'esprit est immanent ou transcendant, nous pouvons désormais répondre avec une certitude considérable en faveur de l'immanence, et cela puisque cette réponse économise plus d'entités explicatives que ne le ferait l 'hypothèse de la transcendance: elle a, tout au moins, en sa faveur, le support négatif du «Rasoir d'Occam».

Pour ce qui est des arguments positifs, nous pouvons affirmer que tout système fondé d'événements et d'objets qui dispose d'une complexité de circuits causaux et d'une énergie relationnelle adéquate présente à coup sûr des caractéristiques «mentales». Il compare, c'est-à-dire qu'il est sensible et qu'il répond aux différences (ce qui s'ajoute au fait qu'il est affecté par les causes physiques ordinaires telles que l'impulsion et la force). Un tel système«traitera l'information» et sera inévitablement autocorrecteur, soit dans le sens d'un optimum homéostatique, soit dans celui de la maximisation de certaines variables.

Une unité d'information peut se définir comme une différence qui produit une autre différence. Une telle différence qui se déplace et subit des modifications successives dans un circuit constitue une idée élémentaire.

Mais ce qui, dans ce contexte, est encore plus révélateur, c'est qu'aucune partie de ce système intérieurement (inter) actif ne peut exercer un contrôle unilatéral sur le reste ou sur toute autre partie du système. Les caractéristiques «mentales» sont inhérentes ou immanentes à l'ensemble considéré comme totalité.

Cet aspect holistique est évident même dans des systèmes autocorrecteurs très simples. Dans la machine à vapeur à «régulateur», le terme même de régulateur est une appellation impropre, si l'on entend par là que cette partie du système exerce un contrôle unilatéral. Le régulateur est essentiellement un organe sensible (ou un transducteur) qui modifie la différence entre la vitesse réelle à laquelle tourne le moteur et une certaine vitesse idéale ou, du moins, préférable. L'organe sensible convertit cette différence en plusieurs différences d'un message efférent: Par exemple, l'arrivée du combustible ou le freinage. Autrement dit, le comportement du régulateur est déterminé par le comportement des autres parties du système et indirectement par son propre comportement à un moment antérieur.

Le caractère holistique et mental du système est le mieux illustré par ce dernier fait, à savoir que le comportement du régulateur (et de toutes les parties du circuit causal) est partiellement déterminé par son propre comportement antérieur. Le matériel du message (les transformations successives de la différence) doit faire le tour complet du circuit: le temps nécessaire pour qu'il revienne à son point de départ est une caractéristique fondamentale de l'ensemble du système. Le comportement du régulateur (ou de toute autre partie du circuit) est donc, dans une certaine mesure, déterminé non seulement par son passé immédiat, mais par ce qu'il était à un moment donné du passé, moment séparé du présent par l'intervalle nécessaire au message pour parcourir un circuit complet. Il existe donc une certaine mémoire déterminative, même dans le plus simple des circuits cybernétiques.

La stabilité du système (lorsqu'il fonctionne de façon autocorrective, ou lorsqu'il oscille ou s'accélère) dépend de la relation entre le produit opératoire de toutes les transformations de différences, le long du circuit, et de ce temps caractéristique. Le régulateur n'exerce aucun contrôle sur ces facteurs. Même un régulateur humain, dans un système social, est soumis à ces limites: il est contrôlé à travers l'information fournie par le système et doit adapter ses propres actions à la caractéristique de temps et aux effets de sa propre action antérieure.

Ainsi, dans aucun système qui fait preuve de caractéristiques «mentales», n'est donc possible qu'une de ses parties exerce un contrôle unilatéral sur l'ensemble. Autrement dit: les caractéristiques «mentales» du système sont immanentes, non à quelque partie, mais au système entier.

La signification de cette conclusion apparaît lors des questions du type: «Un ordinateur peut-il penser?», ou encore: «L'esprit se trouve-t-il dans le cerveau?» La réponse sera négative, à moins que la question ne soit centrée sur l'une des quelques caractéristiques «mentales» contenues dans l'ordinateur ou dans le cerveau. L'ordinateur est autocorrecteur en ce qui concerne certaines de ses variables internes: il peut, par exemple, contenir des thermomètres ou d'autres organes sensibles qui sont affectés par sa température de travail; la réponse de l'organe sensible à ces différences peut, par exemple, se répercuter sur celle d'un ventilateur qui, à son tour, modifiera la température. Nous pouvons donc dire que le système fait preuve de caractéristiques «mentales» pour ce qui est de sa température interne. Mais il serait incorrect de dire que le travail spécifique de l'ordinateur — la transformation des différences d'entrée en différences de sortie — est un «processus mental». L'ordinateur n'est qu'un arc dans un circuit plus grand, qui comprend toujours l'homme et l'environnement d'où proviennent les informations et sur qui se répercutent les messages efférents de l'ordinateur. On peut légitimement conclure que ce système global, ou ensemble, fait preuve de caractéristiques «mentales». Il opère selon un processus «essai-et-erreur» et a un caractère créatif.

Nous pouvons dire, de même, que l'esprit est immanent dans ceux des circuits qui sont complets à l'intérieur du cerveau ou que l'esprit est immanent dans des circuits complets à l'intérieur du système: cerveau plus corps. Ou, finalement, que l'esprit est immanent au système plus vaste: homme plus environnement.

Si nous voulons expliquer ou comprendre l'aspect «mental» de tout événement biologique, il nous faut, en principe, tenir compte du système, à savoir du réseau des circuits fermés, dans lequel cet événement biologique est déterminé. Cependant, si nous cherchons à expliquer le comportement d'un homme ou d'un tout autre organisme, ce «système» n'aura généralement pas les mêmes limites que le «soi» — dans les différentes acceptions habituelles de ce terme.

Prenons l'exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l'entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global: arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre; et c'est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l'esprit immanent.

Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l'arbre) - (différences dans la rétine) - (différences dans le cerveau) - (différences dans les muscles) - (différences dans le mouvement de la cognée) - (différences dans l'arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences; et, comme nous l'avons dit plus haut, une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d'information.

Mais ce n'est pas ainsi qu'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l'abattage de l'arbre. Il dira plutôt: «J'abats l'arbre» et il ira même jusqu'à penser qu'il y a un agent déterminé, le «soi», qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé.

C'est très correct de dire: «La boule de billard A a touché la boule de billard B et l'a envoyée dans la blouse»; et il serait peut-être bon (si tant est que nous puissions y arriver) de donner un exposé complet et rigoureux des événements qui se produisent tout le long du circuit qui comprend l'homme et l'arbre. Mais le parler courant exprime l'esprit (mind) à l'aide du pronom personnel, ce qui aboutit à un mélange de mentalisme et de physicalisme qui renferme l'esprit dans l'homme et réifie l'arbre. Finalement, l'esprit se trouve réifié lui-même car, étant donné que le «soi» agit sur la hache qui agit sur l'arbre, le «soi» lui-même doit être une «chose». Il n'y a donc rien de plus trompeur que le parallélisme syntaxique entre: «J'ai touché la boule de billard» et : «La boule a touché une autre boule».

Si on interroge qui que ce soit sur la localisation et les limites du «soi», les confusions susmentionnées font tout de suite tache d'huile. Prenons un autre exemple: un aveugle avec sa canne. Où commence le «soi» de l'aveugle? Au bout de la canne? Ou bien à la poignée? Ou encore, en quelque point intermédiaire? Toutes ces questions sont absurdes, puisque la canne est tout simplement une voie, au long de laquelle sont transmises les différences transformées, de sorte que couper cette voie c'est supprimer une partie du circuit systémique qui détermine la possibilité de locomotion de l'aveugle.

De même, les organes sensoriels sont-ils des transducteurs ou des voies pour l'information, ainsi d'ailleurs que les axones, etc. ? Du point de vue de la théorie des systèmes, dire que ce qui se déplace dans un axone est une «impulsion» n'est qu'une métaphore trompeuse; il serait plus correct de dire que c'est une différence ou une transformation de différence. La métaphore de «l'impulsion» suggère une ligne de pensée «rigoureuse» (voire bornée), qui n'aura que trop tendance à virer vers l' absurdité de l'«énergie psychique»; ceux qui parlent de la sorte ne tiennent aucun compte du contenu informatif de la quiescence. La quiescence de l'axone diffère autant de l'activité que son activité diffère de la quiescence. Par conséquent, quiescence et activité ont des pertinences informatives égales. Le message de l'activité ne peut être accepté comme valable que si l'on peut également se fier au message de la quiescence.

Encore est-il inexact de parler de «message d'activité» et de «message de quiescence». En effet, il ne faut jamais perdre de vue que l'information est une transformation de différences; nous ferions donc mieux d'appeler tel message «activité-non-quiescence», et tel autre «quiescence-non-activité».

Des considérations analogues sont applicables à l'alcoolique repentant. Il ne peut pas choisir tout simplement la «sobriété»: il pourrait au mieux choisir «la sobriété-non-l'ivresse», son univers demeurant ainsi polarisé, c'est-à-dire comportant toujours deux possibilités.

L'unité autocorrective qui transmet l'information ou qui, comme on dit, «pense», «agit» et «décide», est un système dont les limites ne coïncident ni avec celles du corps, ni avec celles de ce qu'on appelle communément «soi» ou «conscience»; il est important d'autre part de remarquer qu'il existe des différences multiples entre le système «pensant» et le «soi» tels qu'ils sont communément conçus:

  1. Le système n'est pas une entité transcendante comme le « soi ».
  2. Les idées sont immanentes dans un réseau de voies causales que suivent les conversions de différence. Dans tous les cas, les «idées» du système ont au moins une structure binaire. Ce ne sont pas des «impulsions », mais de «l'information ».
  3. Ce réseau de voies ne s'arrête pas à la conscience. Il va jusqu'à inclure les voies de tous les processus inconscients, autonomes et refoulés, nerveux et hormonaux.
  4. Le réseau n'est pas limité par la peau mais comprend toutes les voies externes par où circule l'information. Il comprend également ces différences effectives qui sont immanentes dans les« objets» d'une telle information; il comprend aussi les voies lumineuses et sonores le long desquelles se déplacent les conversions de différences, à l'origine immanentes aux choses et aux individus et particulièrement à nos propres actions.

Il est important de noter que les dogmes fondamentaux — et à mon sens faux — de l'épistémologie courante se renforcent mutuellement. Si, par exemple, la prémisse habituelle de la transcendance est écartée, celle qui prendra aussitôt sa place sera l'idée de l'immanence dans le corps. Mais cette seconde possibilité est irrecevable, étant donné que de vastes parties du réseau de la pensée se trouvent situées à l'extérieur du corps. Le soi-disant problème «Corps-Esprit», comme on l'appelle d'ordinaire, est mal posé, dans des termes qui conduisent inévitablement vers le paradoxe: si l'esprit est supposé être immanent au corps, il doit alors lui être transcendant; s'il est supposé transcendant, il doit alors être immanent[5], etc.

De même, si nous excluons les processus inconscients du «soi» et les qualifions d'«étrangers au moi», ceux-ci prennent alors une nuance subjective d'«incitations» et de «forces»; et cette qualité pseudo-dynamique est étendue au «soi» conscient qui essaie de «résister» aux «forces» de l'inconscient. C'est ainsi que le «soi» lui-même devient une organisation de «forces» apparentes. Par conséquent, selon la notion courante qui fait du «soi» un synonyme de la conscience, les idées sont des «forces»; cette erreur est à son tour renforcée lorsqu'on affirme que l'axone transmet des «impulsions». Il n'est certes pas aisé de sortir de ce labyrinthe.

Nous commencerons par examiner la structure de la polarisation chez l'alcoolique. Dans la décision, épistémologiquement incorrecte: «Je veux lutter contre la bouteille», qu'est-ce qui est supposé s'opposer à quoi?


La fierté de l'alcoolique

Les alcooliques sont des philosophes, dans le sens général où tous les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique. Le faux terme duquel on désigne d'ordinaire ces principes est celui de «sentiment»[6].

Ce type de fausse nomination fleurit à l'intérieur de la tendance épistémologique anglo-saxonne à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience; et cette appellation est certainement renforcée par le fait qu'exercer et/ou se priver de l'exercice de ces principes s'accompagne souvent de sensations viscérales ou d'autres sensations corporelles. Pour ma part, je crois que c'est Pascal qui était dans le vrai en disant: «Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point».

On ne doit pas s'attendre à ce que l'alcoolique donne une image cohérente de lui-même. Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain.

C'est donc la fierté de l'alcoolique que j'examinerai, pour montrer que ce principe de comportement n'est qu'une conséquence de l'étrange épistémologie dualiste qui caractérise la civilisation occidentale.

Une façon commode de décrire des principes tels que «fierté», «dépendance», «fatalisme», etc., consiste à les examiner comme s'ils étaient le résultat d'un apprentissage secondaire[7] et à se demander quels sont les contextes d'apprentissage susceptibles de les inculquer à l'individu.

  1. Il est évident que ce principe de la vie de l'alcoolique que «AA» appelle «fierté» n'est pas structuré contextuellement autour de l'expérience passée. «AA» n'utilise pas le mot fierté pour désigner quelque chose d'accompli. L'accent n'est pas mis sur «j'ai réussi», mais plutôt sur «je peux»; ce qui correspond à une acceptation obsessionnelle du défi, au refus complet de l'autre branche de l'alternative: «Je ne peux pas».
  2. Une fois que l'alcoolique a commencé à souffrir — ou qu'il a été accusé — de son alcoolisme, ce principe de la «fierté» est mobilisé dans la proposition: «Je peux rester sobre». Mais il est, d'autre part, évident que réussir à ne pas boire détruit le «défi». L'alcoolique devient «outrecuidant», comme dit «AA». Sa détermination se relâche, il s'accorde un petit verre et se retrouve en pleine ribote. Nous pouvons affirmer que la structure contextuelle de la sobriété change avec sa réalisation; à ce point, la sobriété ne constitue plus un cadre contextuel approprié pour la «fierté». C'est le risque de boire qui est maintenant un défi et qui appelle le «je peux...» fatal.
  3. «AA» fait de son mieux pour montrer qu'il ne se produira jamais aucun changement dans la structure contextuelle. Le contexte est restructuré par l'affirmation: «L'alcoolique est alcoolique pour toujours». Le but poursuivi est de parvenir à ce que l'alcoolique place son alcoolisme à l'intérieur du «soi», ce qui ressemble fortement à la façon dont l'analyste jungien tente d'amener son patient à découvrir son « type psychologique» et à apprendre à vivre avec la force et la faiblesse qui lui sont caractéristiques. A l'opposé de cela, la structure contextuelle de la «fierté» alcoolique place l'alcoolisme en dehors du soi: «Je peux m'empêcher de boire».
  4. Dans la «fierté» alcoolique, l'élément de défi est lié au risque encouru. On peut formuler ce principe ainsi: «Je peux faire quelque chose où le succès est improbable et où l'échec serait désastreux». Il apparaît clairement que ce principe ne parviendra jamais à maintenir un état continuel de sobriété. Dès que le succès commence à paraître probable, l'alcoolique doit à nouveau défier le risque de prendre un verre. La «malchance» ou la «probabilité» de l'échec place l'échec en dehors des limites du «soi» : «En cas d'échec, il n'est pas de mon fait». La «fierté» alcoolique rend le concept de soi de plus en plus étroit, en plaçant à l'extérieur de son champ une grande partie de ce qui se passe.
  5. Le principe de la fierté-dans-le-risque est en fin de compte plutôt suicidaire. Libre à vous de vouloir vérifier une fois si l'univers est de votre côté; mais remettre ça sans cesse, tenter une concertation croissante des preuves en ce sens, c'est se laisser aller à un projet qui, mené à son bout, ne peut prouver qu'une seule chose: à savoir que l'univers vous hait. Mais, encore une fois, les rapports de «AA» montrent à maintes reprises qu'au fond même du désespoir c'est toujours la fierté qui empêche le suicide. C'est dire que ce n'est pas le «soi» qui conduit à l'ultime quiétude[8].

Fierté et symétrie

Ce qu'on appelle fierté alcoolique suppose toujours un «autre», réel ou imaginaire, et par conséquent pour en donner une définition contextuelle complète, il nous faut d'abord caractériser cette relation réelle ou imaginaire à «l'autre». Une première étape est de la classer du côté du «symétrique» ou du «complémentaire»[9] — ce qui n'est d'ailleurs pas si simple lorsque «l'autre» est une création de l'inconscient; nous verrons cependant que les indications dont nous avons besoin pour y parvenir sont suffisamment claires.

Une digression explicative, pour introduire un critère fondamental de classification, est toutefois nécessaire:

Quelques exemples courants de relation symétrique simple: la course aux armements, la rivalité avec le voisin, l'émulation athlétique, les matchs de boxe, etc. Pour la relation complémentaire: la domination-soumission, le sado-masochisme, l'assistance-dépendance, le voyeurisme-exhibitionnisme, etc.

A un niveau logique d'un ordre supérieur, les choses deviennent plus complexes. Par exemple: A et B peuvent rivaliser au cours d'un échange de cadeaux, superposant ainsi un cadre symétrique plus large à des comportements originairement complémentaires. Ou, inversement, un thérapeute peut entrer en compétition avec son patient, dans une sorte de thérapie de jeu, plaçant un cadre d'assistance complémentaire autour des relations originairement symétriques du jeu.

Différents types de «double contrainte» sont engendrés lorsque A et B perçoivent les prémisses de leurs relations en termes différents: A peut considérer le comportement de B comme compétitif, alors même que B pensait aider A, etc.

Mais nous ne sommes pas concernés ici par de telles complexités, puisque l'«autre» imaginaire — ou le répondant de la fierté alcoolique — n'entre pas dans les jeux complexes qui caractérisent, par exemple, les phénomènes des «voix» dans la schizophrénie.

Ces deux relations, complémentaire et symétrique, ne sont pas sans rapport avec des modifications progressives du genre de celles que j'ai désignées par le terme de «schismogenèse»[10]. Selon l'expression consacrée, on peut assister à une «escalade» dans les combats symétriques et les courses aux armements; de même le modèle normal d'assistance-dépendance entre parents et enfants peut devenir monstrueux. Ces développements pathologiques potentiels s'expliquent par le fait qu'une rétroaction positive n'aurait pas été amortie ou corrigée dans le système. Toutefois, dans les systèmes mixtes, la schismogenèse est nécessairement réduite: la course aux armements entre deux nations sera ralentie si l'une et l'autre acceptent des thèmes complémentaires comme: domination, dépendance, admiration, etc. Inversement, elle sera accélérée par le refus d'accepter ces thèmes.

Cette relation antithétique entre complémentaire et symétrique est certainement due au fait que chacun est l'opposé logique de l'autre. Dans une course aux armements purement symétrique, la nation A est motivée à redoubler d'efforts face à la force croissante de B. Si A estime que B est devenue plus faible, elle relâchera ses efforts. Mais ce sera exactement le contraire qui se produira si la structuration de la relation chez A est complémentaire: en marquant que B est plus faible, A foncera dans ses espoirs de conquête[11].

Cette antithèse entre modèles complémentaires et modèles symétriques peut être plus que simplement logique. Dans la théorie psychanalytique[12], notamment, les modèles qui sont appelés «libidinaux» (et qui sont des modalités des zones érogènes) sont tous complémentaires. Intrusion, inclusion, exclusion, réception, rétention sont considérées comme phénomènes «libidinaux» tandis que rivalité et compétition tombent sous la rubrique du «moi» et de la« défense».

Il se peut également que les deux codes antithétiques, symétrique et complémentaire, soient représentés physiologiquement par des états contrastants du système nerveux central. Les modifications progressives schismogénétiques peuvent atteindre des discontinuités extrêmes et des renversements soudains: une colère symétrique peut soudainement se trans- former en chagrin; l'animal qui s'enfuit la queue entre les jambes peut, s'il est aux abois, engager un combat symétrique désespéré contre la mort; le bravache mis au défi peut devenir lâche; le loup battu dans un conflit symétrique peut donner des signes de «reddition» pour prévenir une nouvelle attaque.

Ce dernier exemple est tout particulièrement intéressant. Si le combat entre loups est symétrique, c'est-à-dire si le loup A est stimulé par le comportement agressif de B à renforcer son propre comportement agressif, et si B fait alors brusquement preuve de ce que nous pouvons appeler une «agression négative», A sera incapable de continuer le combat à moins qu'il ne puisse se rebrancher rapidement sur cette attitude complémentaire dans laquelle la faiblesse de B serait un stimulus pour une agression. Dans cette hypothèse des modèles symétrique et complémentaire, il n'est plus nécessaire désormais de supposer qu'il existe un effet «inhibiteur» spécifique pour le signal de reddition.

Les êtres humains, qui possèdent le langage, peuvent appliquer l'étiquette «agression» à toute tentative de nuire à l'autre, peu importe que l'attaque ait été suscitée par la force ou par la faiblesse de l'adversaire; mais, au niveau prélinguistique du mammifère, ces deux types d'agression doivent sembler complètement différents: par exemple, pour un lion, s'«attaquer» à un zèbre est complètement différent de s'«attaquer » à un autre lion[13].

Les développements précédents suffisent pour nous permettre de poser maintenant notre question: la fierté de l' alcoolique, dans son contexte, est-elle structurée symétriquement ou complémentairement?

Il faut constater tout d'abord que, pour ce qui est des habitudes courantes de boire, il y a dans la culture occidentale une très forte tendance à la symétrie. Même en dehors de toute dipsomanie, deux hommes qui boivent ensemble sont poussés par les conventions à s'opposer l'un a l'autre: verre contre verre. Dans ce cas, «l'autre» est encore réel et la symétrie ou la rivalité avec lui est amicale.

Au fur et à mesure que le buveur se sent devenir dipsomaniaque et essaie de résister à la tentation, il commence à trouver difficile de résister au contexte social où il est de rigueur de boire autant que ses amis. Les membres de «AA» disent: «Dieu sait que nous avons, suffisamment et longtemps, essayé de boire autant que les autres».

Lorsque les choses empirent, l'alcoolique deviendra probablement un buveur solitaire et présentera tout le spectre des réponses au défi: sa femme et ses amis lui répètent que boire montre sa faiblesse, à quoi il peut réagir symétriquement, à la fois en se montrant vexé et en affirmant sa force de résister à la bouteille. Mais la caractéristique des réactions symétriques veut qu'une brève période de combat victorieux affaiblisse sa motivation, ce qui fait que peu de temps après il décrochera; car l'effort symétrique exige une opposition continue de la part de l'adversaire.

Peu à peu, le centre de la bataille se déplace, si bien que l'alcoolique se trouvera livré à un type de conflit symétrique nouveau et plus implacable encore. Il lui faut maintenant prouver qu'il n'y a rien de mortel dans la bouteille, qu'elle ne peut pas le tuer: sa «tête est ensanglantée mais insoumise». Il est encore «le capitaine de son âme» — pour ce que ça vaut.

Entre-temps, ses rapports avec sa femme, son patron, ses amis se sont détériorés. Car, par exemple, il n'a jamais véritablement aimé le statut complémentaire du rôle joué par son patron (l'autorité); d'autre part, à mesure qu'il s'enfonce dans l'alcoolisme, sa femme aussi se voit de plus en plus forcée de jouer un rôle complémentaire: exercer une autorité, ou devenir protectrice, ou encore, faire montre de patience; mais tout ceci ne peut provoquer chez lui qu'énervement et honte; sa fierté symétrique ne peut tolérer aucun rôle complémentaire.

En somme, le rapport de l'alcoolique à son «autre» (réel ou imaginaire) est très nettement symétrique et schismogénétique. L'alcoolique est en état d'«escalade». Et nous verrons qu'on peut décrire la conversion religieuse de l'alcoolique, à laquelle parvient «AA», comme un changement dramatique de ces habitudes (ou épistémologie) symétriques, vers une vision purement complémentaire de son rapport aux autres, à l'univers ou à Dieu.


Fierté ou preuve inversée?

Les alcooliques peuvent paraître obstinés, mais ils ne sont jamais stupides. La partie de l'esprit où se décide leur ligne de conduite est trop profondément enfouie pour qu'on puisse lui appliquer le simple qualificatif de «stupidité». Ces niveaux de l'esprit sont prélinguistiques et les estimations qui s'y effectuent sont codées dans le processus primaire.

Dans le rêve, comme dans l'interaction des mammifères, la seule façon de réaliser une proposition qui contient sa propre négation («Je ne veux pas te mordre» ou «Je n'ai pas peur de lui») est une mise en image, ou une performance très élaborée de la proposition à nier, aboutissant à une reductio ad absurdum. Entre deux mammifères, le sens: «Je ne veux pas te mordre» est réalisé à travers un combat expérimental, qui est en fait un «non-combat», qu'on peut quelquefois appeler «jeu». C'est d'ailleurs pour cette raison que le comportement «agonistique» évolue communément vers une manifestation d'amitié[14].

En ce sens, la fierté de l'alcoolique est en quelque sorte ironique. C'est un effort résolu de vérifier la «maîtrise de soi», avec un but ultérieur indicible, qui est de prouver en fin de compte qu'elle est inefficace et absurde: «Tout simplement ça ne marche pas». Etant donné qu'elle contient une négation simple, cette proposition n'est pas exprimée dans le processus primaire. Son expression finale sera une action: celle de prendre un verre. La bataille héroïque avec la bouteille, cet «autre» imaginaire, se termine par: «Faisons la paix et soyons amis».

Cette hypothèse est confirmée par un fait incontestable: mettre à l'épreuve la «maîtrise de soi» conduit à nouveau à la boisson. Et, comme je l'ai dit plus haut, l'épistémologie de la maîtrise de soi, que les amis infligent à l'alcoolique, est en elle-même monstrueuse. L'alcoolique a raison de la rejeter. De cette façon, il parvient à une reductio ad absurdum de l'épistémologie conventionnelle.

Mais cette description du processus qui permet de parvenir à une reductio ad absurdum touche à la téléologie: si la proposition «ça ne marchera pas» ne peut pas s'inscrire dans le codage du processus primaire, comment alors les estimations du processus primaire peuvent-elles conduire l'organisme à essayer à fond les enchaînements d'actions qui la prouvent?

On rencontre souvent des problèmes de ce type en psychiatrie, problèmes qui ne peuvent être résolus qu'à l'intérieur d'un modèle où, en certaines circonstances, le malaise de l'organisme active une boucle de rétroaction positive tendant à renforcer le comportement qui a précédé le malaise. Cette rétroaction positive permet de vérifier que c'est précisément ce comportement particulier qui a été l'origine du malaise; elle peut également augmenter ce dernier jusqu'à une certaine limite, au-delà de laquelle les changements deviennent possibles.

En psychothérapie, la boucle de rétroaction positive est d'habitude engendrée par le thérapeute qui pousse le malade dans le sens de ses symptômes; on appelle cette technique: «double contrainte thérapeutique» (therapeutic double bind), dont un autre exemple, que je commenterai en détail plus loin, est le suivant: un membre de «AA» défie un alcoolique de procéder à quelques «verres contrôlés», pour qu'il puisse se rendre compte ainsi, par lui-même, qu'il n'a aucun contrôle sur sa pulsion de boire.

Il est courant que les symptômes et les hallucinations du schizophrène — tout comme les rêves — correspondent à une expérience corrective, de sorte que tout épisode schizophrénique prend ainsi un caractère d'auto-initiation. Le récit que Barbara O'Brien a fait de sa propre psychose (que j'ai étudiée dans un autre ouvrage[15]) est peut-être l'exemple le plus frappant de ce phénomène.

Il faut noter que l'existence éventuelle d'une telle boucle de rétroaction positive, qui engendre une course à l'augmentation du malaise jusqu'à sa limite (laquelle peut se placer au-delà de la mort), n'est nulle part mentionnée dans les théories classiques de l'apprentissage. Mais l'homme veut souvent vérifier sa sensation de désagréable, en en cherchant une expérience répétée; c'est, peut-être, ce que Freud appelait pulsion de mort.


L'état d'ivresse

Ce qui a été dit précédemment sur la fierté symétrique n'en donne au fait que la moitié du tableau: une description de l'état d'esprit de l'alcoolique aux prises avec la bouteille. Il est clair que cet état est un des plus désagréables et des plus irréalistes qui soient: l'autre est complètement imaginaire ou se présente comme déformation flagrante des personnes dont l'alcoolique dépend et qu'éventuellement il aime. Une seule alternative à cet état désagréable: se soûler ou, du moins, prendre un verre.

Par cette reddition complémentaire, que l'alcoolique considérera souvent comme un acte de rancune — la flèche du Parthe dans un combat symétrique —, l'ensemble de son épistémologie change. Ses angoisses, ses ressentiments, sa panique disparaissent comme par enchantement. La maîtrise de soi diminue, ainsi que le besoin impérieux de se comparer aux autres. Il ressent la chaleur physiologique de l'alcool dans ses veines et, bien souvent, une sorte de chaleur psychologique à l'égard des autres. Il peut devenir larmoyant ou coléreux, mais, au moins, il se sent faire à nouveau partie de la comédie humaine.

Le passage de la sobriété à l'intoxication correspond aussi à un passage du défi symétrique à la complémentarité, et, même lorsque ces données existent, elles sont toujours brouillées par les déformations du souvenir ou la toxicité complexe de l'alcool. Mais certaines chansons et histoires indiquent nettement que c'est ainsi que s'opère le passage: dans les cérémonies rituelles, le partage du vin a toujours signifié l'agrégation sociale d'individus, unis dans une «communion» religieuse ou dans une Gemütlichkeit (cordialité) séculière. En un sens très littéral, l'alcool est supposé donner à l'individu la possibilité de se considérer et d'agir comme élément du groupe; ce qui revient à dire qu'il facilite la complémentarité dans les relations.


Toucher le fond

«AA» attache une grande importance à ce phénomène et considère qu'il y a peu de chances de venir vraiment en aide à un alcoolique qui n'a pas encore touché le fond; réciproquement «AA» explique ses échecs par le fait que les alcooliques qui recommencent à boire n'ont pas encore «atteint au fond».

Toutes sortes de malheurs peuvent amener l'alcoolique à y toucher. Imaginons par exemple différents types d'accidents: une attaque de delirium tremens, un laps de temps pendant une soûlerie dont il n'a aucun souvenir, le rejet de la part de sa femme ou la perte de son travail, un diagnostic sans espoir, etc. — autant d'événements qui peuvent avoir l'effet requis. «AA» affirme que le «fond» est différent pour chaque individu et que certains seront morts avant d'avoir atteint au leur[16].

Il se peut cependant que d'aucuns touchent le «fond» plusieurs fois dans leur vie: ce «fond»-ci n'est qu'une période de panique qui fournit l'occasion d'un changement, sans que celui-ci soit vraiment inévitable. Les amis, les parents et même les thérapeutes peuvent soulager l'alcoolique de son angoisse en lui administrant des drogues ou en le rassurant; le résultat est qu'il récupère, retourne à sa fierté et finalement à l'alcoolisme, pour toucher un peu plus tard à un fond encore plus désastreux; là il sera à nouveau mûr pour un autre changement. Car toute tentative d'opérer un changement pendant la période qui s'étend entre deux paniques a de très faibles chances d'aboutir.

La nature de la panique est très bien mise en évidence par cette description d'un «test»:

Nous préférons ne pas décréter que tel ou tel individu est alcoolique. n est facile de se donner soi-même un diagnostic: entrez dans le bar le plus proche et essayez de boire, tout en vous contrôlant; essayez de boire et de vous arrêter brusque- ment, essayez plusieurs fois; si vous êtes honnête envers vous-même, vous aurez tôt fait d'en tirer une conclusion; et le jeu en vaut la chandelle, si vous parvenez ainsi à en apprendre un bout sur votre condition réelle[17].

On peut comparer ce test à une autre situation: celle d'un conducteur auquel on demanderait de freiner sec sur une route glissante: il découvrira sans tarder que son contrôle sur sa voiture est limité. (L'expression «pente glissante», comme métaphore pour le quartier «alcoolique» d'une ville, n'est pas inappropriée.)

La panique de l'alcoolique qui a touché le fond est comparable à celle de l'homme qui pensait avoir le contrôle de son véhicule et qui se rend brusquement compte qu'en fait il n'est que le prisonnier de sa voiture qui dérape et l'emporte; s'il appuie sur ce qu'on appelle normalement le frein, il a soudainement l'impression que la voiture accélère. Sa panique est due à la découverte que ça (c'est-à-dire le système: soi-même plus le véhicule) le dépasse.

Nous pouvons dire par conséquent que «toucher le fond» illustre la théorie des systèmes, sur trois points:

  1. L'alcoolique joue sur l'inconfort de la sobriété jusqu'au point limite où il démolit l'épistémologie de la «maîtrise de soi»! C'est à ce moment-là qu'il se soûle: le système le dépasse, donc il peut tout aussi bien s'y abandonner.
  2. Il s'acharne à se soûler à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'il ait prouvé qu'il existe effectivement un système qui le dépasse. Il se tourne alors vers la panique de «toucher le fond».
  3. Si ses amis et les thérapeutes le rassurent, il peut opérer une autre adaptation instable, en s'accrochant à leur aide, jusqu'à ce que preuve soit faite que ce système ne fonctionne pas non plus et qu'il touche au fond, mais à un niveau inférieur. Ici, comme dans tout système cybernétique, le signe (plus ou moins) de l'effet de toute intrusion dans le système dépend du réglage.
  4. Enfin, «toucher le fond» est lié de façon complexe à l'expérience de la double contrainte[18] (double bind). Bill W. raconte qu'il l'a touché lorsqu'en 1939 le docteur William D. Silkworth lui a donné le diagnostic d'alcoolisme incurable; cet événement est d'ailleurs considéré comme le point de départ de l'histoire de «AA»[19]. Le docteur Silkworth nous «a également fourni les instruments pour sonder le moi de l'alcoolique le plus invétéré; des expressions poignantes à l'aide desquelles il a décrit cette maladie: l’obsession de l’esprit, qui nous pousse à boire, et l’allergie du corps, qui nous condamne à la folie ou à la mort»[20]. C'est là une double contrainte fondée sur l'épistémologie dichotomique de l'alcoolisme: esprit contre corps. Ces mots le poussent de plus en plus en arrière, jusqu'au point où seul un changement involontaire dans l'épistémologie inconsciente profonde — une expérience spirituelle — supprimera toute motivation d'une telle description létale.

La théologie des «Alcooliques anonymes»

Voici maintenant quelques-uns des points clés de la théologie des «AA»:

  1. Il existe un Pouvoir qui est supérieur au soi. La cybernétique irait même plus loin en reconnaissant que le «soi», tel qu'on l'entend généralement, n'est qu'une petite partie d'un système beaucoup plus vaste d'essais-et-d'erreurs, à travers lequel s'opèrent la pensée, l'action et la décision. Ce système comprend toutes les voies d'information qui se rapportent, à un moment donné, à une décision donnée. Le «soi» est une fausse réification d'une partie mal délimitée de cet ensemble beaucoup plus vaste de processus entrelacés. La cybernétique reconnaît également que deux ou plusieurs personnes — autrement dit, n'importe quel groupe de personnes — peuvent constituer ensemble un tel système analogue de pensée et d'action.
  2. Ce pouvoir est ressenti comme personnel et comme intimement lié à chaque individu. C'est «Dieu au sens où vous l'entendez».
    D'un point de vue cybernétique, «ma» relation avec un système plus vaste qui m'entoure et comprend d'autres choses et d'autres individus sera différente de «ta» relation avec un système analogue qui t'entoure. La relation «partie de» doit nécessairement et logiquement être toujours complémentaire, mais la signification de l'expression «partie de» sera différente pour chaque individu[21]. Cette différence sera particulièrement importante dans des systèmes contenant plus d'un individu. Le système, ou «pouvoir», doit paraître nécessairement différent à chaque individu, en fonction de l'endroit où celui-ci se place. De plus, il faut s'attendre à ce que ces systèmes, lorsqu'ils se rencontrent, se reconnaissent les uns et les autres en tant que tels. Quand je parle de la «beauté» des bois où je me promène, c'est là une reconnaissance à la fois des arbres pris individuellement et de l'écologie globale des bois en tant que systèmes. Une telle reconnaissance esthétique est encore plus frappante lorsque je parle avec quelqu'un d'autre.
  3. «Toucher le fond» et «se rendre» permettent à l'alcoolique de découvrir une relation favorable avec ce Pouvoir.
  4. En s'opposant à ce Pouvoir, les humains, et tout particulièrement les alcooliques, vont à la catastrophe. Toute philosophie matérialiste qui voit l'homme aux prises avec son environnement s'effondre rapidement, à mesure que l'homme technologique devient de plus en plus capable de s'opposer à des systèmes plus vastes. Chaque bataille qu'il gagne apporte une nouvelle menace de destruction. L'élément de survie — dans l'éthique ou dans l'évolution — n'est ni l'organisme ni l'espèce, mais le système plus vaste, le «pouvoir» où vit l'individu. Si celui-ci détruit son environnement, il se détruit lui- même.
  5. Mais — et c'est là l'important — le Pouvoir ne récompense ni ne punit. Il n'a, en ce sens, aucun pouvoir. Comme il est dit dans la Bible: «Toutes choses concourent au bien pour celui qui aime Dieu»; bien entendu, le contraire se passera pour celui qui ne l'aime pas. L'idée d'un pouvoir, au sens d'un contrôle unilatéral, est complètement étrangère à l'organisation «AA»: strictement «démocratique» (pour reprendre ses termes), son «dieu» même est toujours limité par ce qu'on peut appeler un déterminisme systémique. Les mêmes limitations se retrouvent dans les rapports entre le parrain «AA» et l'alcoolique qu'il espère secourir, ainsi qu'entre le bureau «central» de «AA» et chaque groupe local.
  6. Les deux premières «étapes» de «AA», prises ensemble, identifient la dipsomanie à une manifestation de ce Pouvoir.
  7. La relation saine entre chaque individu et ce Pouvoir est complémentaire. Elle est en parfaite opposition avec la «fierté» de l'alcoolique, qui opère comme une relation symétrique avec un « autre» imaginé. La schismogenèse est toujours plus puissante que les individus qui s'y trouvent impliqués.
  8. La structure sociale de «AA» indique et reflète la qualité et le contenu de la relation de tout individu avec le Pouvoir. L'aspect séculier de ce système — sa réglementation — est décrit dans les «Douze Traditions»[22], qui complètent les «Douze Étapes», ces dernières développant uniquement la relation de l'homme avec le Pouvoir. Les deux documents se recoupent dans la Douzième Étape, qui recommande de venir en aide aux autres alcooliques, exercice spirituel nécessaire sans quoi le membre risque fort de rechuter. L'ensemble du système est une religion durkheimienne, au sens où la relation entre l'homme et sa communauté est parallèle à la relation entre l'homme et Dieu. «AA» est un pouvoir qui nous est supérieur à tous[23].
    Ce qui décrit le mieux la relation de chaque individu avec le «Pouvoir», ce sont les mots: «fait partie de».
  9. Anonymat: il faut comprendre que, dans la pensée et la théologie de «AA», l'anonymat signifie beaucoup plus que la simple protection des membres contre la dénonciation et la honte. Grâce à la réputation et au succès grandissants de l'organisation, les membres de «AA» peuvent être tentés de se servir de leur appartenance à cette organisation comme d'un atout dans les relations publiques, en politique, dans le domaine de l'éducation et dans bien d'autres domaines encore. Bill W., le cofondateur de l'organisation, s'est laissé lui-même prendre, au tout début, par cette tentation. Il en a donné d'ailleurs un commentaire dans un article publié[24]. D'après lui, toute tentative de mise en vedette personnelle ne peut être qu'un grand danger spirituel pour le membre en question, car il ne peut pas se permettre un tel égoïsme; en outre, pour l' organisation elle-même dans son ensemble, ce serait fatal que d'être impliquée dans la politique de controverses religieuses et de réformes sociales. Bill W. déclare nettement que les erreurs de l'alcoolique sont de la même nature que «les forces qui font craquer aujourd'hui les coutures du monde», mais que d'autre part sauver le monde n'est pas l'affaire de «AA». Le seul but de l'organisation est de «communiquer le message de "AA" à l'alcoolique malade qui le désire»[25]. Il termine en disant que l'anonymat est «le plus grand symbole d'abnégation que nous connaissions». Dans la dernière des «Douze Traditions» on peut lire: «L'anonymat est le fondement spirituel de nos traditions, qui nous rappelle sans cesse de placer les principes avant la personnalité».
    A tout cela, nous pouvons ajouter que l'anonymat est aussi une forte affirmation de la relation systémique entre partie et ensemble. Certains théoriciens des systèmes iraient encore plus loin, tentés comme ils le sont de réifier les concepts: Anatol Holt, par exemple, dont le désir exprimé est d'entendre dire (paradoxalement) à un partisan de la rasade: «Écrasez les noms»[26].
  10. La prière. L'utilisation que fait «AA» de la prière affirme de même la complémentarité de la relation partie-ensemble, par la technique très simple consistant précisément à exiger cette relation. On exige des caractéristiques personnelles telles que, par exemple, l'humilité, qui est à l'œuvre dans l'attitude même de la prière. Si l'acte de la prière est sincère (ce qui n'est guère facile), Dieu ne peut qu'exaucer la demande. Et ceci est particulièrement vrai pour «Dieu, comme vous l'entendez». Cette tautologie qui s'affirme d'elle-même et qui a sa beauté est précisément le baume nécessaire après les affres des doubles contraintes qui accompagnent l' opération de «toucher le fond».
    Une prière relativement plus complexe est la fameuse «prière de la sérénité»: «Que Dieu nous donne la sérénité d'accepter les choses que nous ne pouvons pas changer, le courage de changer celles que nous pouvons changer et la sagesse de pouvoir en saisir la différence»[27].
    Si les doubles contraintes provoquent un sentiment d'angoisse et de désespoir et détruisent les prémisses épistémologiques de l'individu à un niveau profond, il s'ensuit réciproquement que pour guérir les blessures et permettre le développement d'une nouvelle épistémologie, il faut mettre à l'œuvre une converse de la double contrainte. La double contrainte se traduit par une conclusion désespérée: «Il n'existe pas d'autres possibilités». Par la prière de la sérénité, l'individu se libère explicitement de ces liens qui le rendent fou.
    A ce propos, il est intéressant de noter que le grand schizophrène John Perceval constata à un moment donné un changement dans ses «voix». Alors qu'au début de sa psychose, elles le harcelaient de «commandements contradictoires» (ou, comme je dirais, de «doubles contraintes»), par la suite — et c'est là qu'il commença à récupérer — elles lui donnèrent le choix entre des possibilités nettement définies[28].
  11. Sur un point, «AA» se différencie profondément des systèmes «mentaux» naturels tels que la famille ou la forêt de séquoias. «AA» ne poursuit qu'un but unique: «communiquer le message "AA" à l'alcoolique malade qui le désire» et l'organisation se consacre à la maximisation de ce but. A cet égard, «AA» n'est pas plus sophistiquée que General Motors ou qu'une nation occidentale. A l'opposé, les systèmes biologiques, différents des systèmes qui reposent sur les idées occidentales (et particulièrement sur l'argent), ont des buts multiples. Il n'existe pas une seule variable dans la forêt de séquoias que le système dans son ensemble s'efforce de maximiser et dont dépendent toutes les autres variables. En fait, la forêt de séquoias tend à des optima, non à des maxima. Ses besoins sont limités (satisfaisables), et tout ce qui est de trop devient toxique.
    Il faut remarquer cependant ceci: l'unique but de «AA» est dirigé vers l'extérieur, visant une relation non compétitive avec le monde environnant. La variable à maximiser est une complémentarité dont la nature relève plutôt du «service» que de la domination.

Le statut épistémologique des prémisses complémentaires et symétriques

Nous avons noté plus haut que dans l'interaction humaine la symétrie et la complémentarité pouvaient se combiner de façon complexe. Il est donc raisonnable de se demander dans quelle mesure ces thèmes peuvent être considérés comme suffisamment fondamentaux pour être qualifiés d'«épistémologiques», même dans une étude d'histoire naturelle des prémisses culturelles et interpersonnelles.

La réponse semble liée au sens qu'on donne, au cours d'une telle étude de l'histoire naturelle de l'homme, au mot «fondamental», qui peut avoir deux types de significations:

Mais si nous nous demandons ce qui se passe lorsque les prémisses changent, il est évident que ces deux définitions du «fondamental» se chevauchent en grande partie. Si un individu réalise (ou subit) un changement des prémisses profondément enfouies dans son esprit, il s'apercevra certainement que les résultats de ce changement se ramifieront dans l'ensemble de son univers. Ce sont ces changements-là qu'il convient d'appeler «épistémologiques».

Il nous reste alors à savoir ce qui est épistémologiquement «vrai» et ce qui est épistémologiquement «faux». Peut-on affirmer que le changement de la fierté alcoolique en complémentarité du type «AA» est une correction épistémologique? Et la complémentarité est-elle toujours en quelque sorte meilleure que la symétrie?

Pour ce qui est du membre «AA», il sera probablement toujours vrai que la complémentarité soit toujours à préférer à la symétrie, et que pour lui même la compétition banale supposée par une partie de tennis ou d'échecs peut être dangereuse en ce sens: l'épisode superficiel peut faire jouer les prémisses symétriques profondes; cela ne signifie nullement que le tennis ou les échecs correspondent à une erreur épistémologique pour tout le monde.

Le problème éthique et philosophique ne concerne vraiment que l'univers le plus vaste et les niveaux psychologiques les plus profonds. Si nous croyons, consciemment ou inconsciemment, que notre relation avec le système le plus vaste nous concernant — ce Pouvoir plus grand que le soi — est symétrique et stimulative, c'est là une erreur.


Les limites de mon hypothèse

Pour finir, je dirai que cette analyse comporte les limites et les implications suivantes:

  1. Il n'y est pas dit que tous les alcooliques agissent selon la logique décrite ci-dessus. Il est possible que d'autres types de comportement alcoolique existent et il est presque certain que, dans d'autres cultures, la dipsomanie suit d'autres voies.
  2. La voie des «Alcooliques anonymes» n'est probablement pas la seule conséquence correcte de l'épistémologie de la cybernétique et de la théorie des systèmes.
  3. Il n'est pas dit non plus que toutes les transactions entre êtres humains doivent être complémentaires, quoiqu'il soit évident que la relation entre individu et le système plus vaste duquel il fait partie doive nécessairement fonctionner ainsi. Les relations entre individus seront (je l'espère) toujours complexes.
  4. Il est néanmoins affirmé que le monde non alcoolique peut tirer bien des leçons de l'épistémologie de la théorie des systèmes, ainsi que des méthodes de «AA».

Si nous continuons à opérer selon le dualisme cartésien: esprit contre matière, nous continuerons sans doute à percevoir le monde sous la forme d'autres dualismes encore: Dieu contre homme, élite contre peuple, race élue contre les autres, nation contre nation et, pour finir, homme contre environnement. Il est douteux qu'une espèce puisse survivre, qui possède à la fois une technologie avancée et cette étrange façon de concevoir le monde.


[*] Article publié dans Psychiatry, 34, l, p. 1-18, 1971, copyright 1971, par William Alanson White Psychiatric Foundation. Réédité avec l'autorisation de Psychiatry.
[**] Sobriquet du whisky. (Nd.T.)
[***] Cet article a été publié pour la première fois en 1971.


[1] [Alcoholics Anonymous], Alcoholics Anonymous Comes of Age, New York, Harper, 1957, p. 279.
[2] «AA» utilise cette expression pour tourner en dérision ces alcooliques qui tentent de faire preuve de volonté pour écarter les dangers de la bouteille. Cette citation, ainsi que les vers: «Ma tête est ensanglantée mais insoumise», sont extraits du poème lnvictus de William Ernest Henley, qui n'était pas alcoolique, mais infirme. Il est peu probable que ce recours à la volonté afin de combattre l'infirmité et la douleur physiques soit comparable avec l'usage qu'en fait l'alcoolique.
[3] Alcoholics Anonymous, New York. Works Publishing, 1938.
[4] J. Ruesch et G. Bateson, Communications: The Social Matrix of the Psychiatry, New York, Norton, 1951.
[5] R. G. Collingwood, The ldea of Nature. Oxford University Press, 1945.
[6] G. Bateson «A Social Review Scientist of the Emotions», Expressions of the Emotions in Man, P. Knapp, éd., International University Press, 1963.
[7] Cette utilisation de la structure contextuelle formelle comme moyen descriptif n'implique pas nécessairement que le principe en question soit en fait, totalement ou partiellement, appris dans des contextes ayant la structure formelle adéquate. II ne pourrait avoir été déterminé de façon génétique, mais il pourrait encore se faire qu'il soit mieux défini par la description des contextes dans lesquels il s'illustre. C'est précisément à cause de cet ajustement du comportement au contexte qu'il est difficile, voire impossible, de dire si tel principe du comportement a été déterminé génétiquement ou appris dans ce contexte. Cf. G. Bateson, «Social Planning and the Concept of Deutero-Learning», Conference on Science, Philosophy and Religion, Second Symposium, New York, Harper, 1942. (Dans cet ouvrage, p. 227.)
[8] Cf. Bill's Story, Alcoholics Anonymous, op. cit.
[9] G. Bateson, Naven.
[10] Ibid.
[11] G. Bateson, «The Pattern of an Armaments Race-Part 1 : An Anthropological Approach», Bulletin of Atomic Scientists, 1946,2 (5), 10-11; et L. F. Richardson, «Generalized Foreign Politics», British Journal of Psychology, Monograph Supplements, 1939.
[12] E.-H. Erikson, «Configurations in Play-Clinical Notes», Psychoanalytic Quarterly, 1937,6,139-214.
[13] K. Z. Lorenz, On Aggression, New York, Harcourt, Brace and World, 1966.
[14] G. Bateson, «Métalogue: Qu'est-ce qu'un instinct? », supra, p.67. Approaches to Animal Communication, T. Sebeok, éd., La Haye, Mouton, 1969.
[15] Barbara O'Brien, Operators and Things: the Inner Life of a Schizophrenic, Cambridge, Mass., Arlington Books, 1958. Cf. Gregory Bateson, éd., Perceval's Narrative, Stanford, Calif., Stanford University Press, 1961. «Introduction». (Tr. fr. Perceval le fou, Paris, Payot, 1976.)
[16] Communication personnelle d'un membre.
[17] Alcoholics Anonymous, op. cit., p. 43.
[18] G. Bateson, et al., «Toward a Theory of Schizophrenia», Behavioral Science, 1956, l, 251-64.
[19] AA Comes of Age, op. cit., p. VII.
[20] Ibid., p. 13. (En italique dans l'original.)
[21] Cette diversité des styles d'intégration pourrait expliquer le fait que certains individus deviennent alcooliques, et d'autres non.
[22] AA Comes of Age. op. cit.
[23] Ibid., p. 288.
[24] Ibid., p. 286-294.
[25] Ibid.
[26] Cf. M. C. Bateson, éd., Our Own Metaphor, Wenner-Gren Foundation, conférence sur les effets du but conscient dans l'adaptation humaine, 1968, New York, Knopf.
[27] A l'origine, ce texte n'est pas un document de «AA», et son auteur est inconnu. De petites modifications y ont été apportées. J'ai choisi de citer ici le texte que l'on trouve in: AA Comes of Age, op. cit., p. 196.
[28] Bateson. G., Perceval..., op. cit.


Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit.
Traduit de l'anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion (t. I & II) ;
avec le concours de Christian Cler (t. II)
© Éditions du Seuil, Paris, 1977 (t. I), 1980 (t. II) pour la traduction française,
Tome I : ISBN 978-2-02-025767-1 (ISBN 2-02-0O4700-4, 1ère publication ; ISBN 2-02-012301-0, 2e publication)
Tome II : ISBN 978-2-02-053233-4 (ISBN 2-02-013212-5, lø publication)


Titre original: Steps to an Ecology of Mind
édition originale: ISBN 345-23423-5-195,
© Chandler Publishing Company, New York, 1972