avril 2002
LE PETIT COURS D’AUTO-DÉFENSE INTELLECTUELLE
3ième PARTIE: DEUX EXPÉRIENCES DE PSYCHOLOGIE SOCIALE
La psychologie sociale est une discipline qui s'intéresse aux interactions entre individu et société; on y a surtout étudié ce qu'un auteur a appelé l'"emprise invisible" de la société sur l'individu, examinée à travers des notions comme celle de rôle, de statut, d'attitude, de représentation sociale et bien d'autres encore.
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Depuis la rédaction de ce texte, Normand Baillargeon a étendu et approfondi sa réflexion sur la question, et il en est issu un livre du même nom que celui de cette série, publié (au Canada) par Lux Éditeur (anciennement Comeau & Nadeau). Vous trouverez toutes les références pour vous le procurer en cliquant sur ce lien. Pour l'avoir lu, je ne puis que vous conseiller vivement la lecture de ce petit vademecum de la pensée critique. Remarquez, si j'héberge déjà ces chroniques, c'est que j'ai par avance une convergence de pensée avec l'auteur…
Ce texte a aussi été mis à disposition dans une version PDF par Yves Combe, mais son site étant désormais indisponible je l'ai mis en ligne sur ce site même.

(Nul copinage dans mon propos, je crois bon de spécifier que cet accueil des textes de Baillargeon n'est pas «de complaisance»: je ne le connais que comme auteur, j'ai apprécié ses articles, seule la disparition du site "AO !", et par contrecoup l'indisponibilité des chroniques de Normand sur lez Net, qui m'a incité à les mettre en ligne, pour qu'elles demeurent accessibles aux internautes).

III. DEUX EXPÉRIENCES DE PSYCHOLOGIE SOCIALE

La psychologie sociale est une discipline qui s'intéresse aux interactions entre individu et société; on y a surtout étudié ce qu'un auteur a appelé l'“emprise invisible” de la société sur l'individu, examinée à travers des notions comme celle de rôle, de statut, d'attitude, de représentation sociale et bien d'autres encore. Et à travers des expérimentations, aussi.

Justement: deux expériences célèbres et étonnantes menées en psychologie sociale sont riches d'enseignements pour la pensée critique. L'expérience de Stanley Milgram sur l'obéissance, d'abord; celle de Solomon Asch sur le conformisme, ensuite.

Je vous propose donc de nous pencher sur ces deux expériences et d'en tirer les leçons.

L'expérience de Milgram

Nous sommes au milieu des années soixante, à l'Université Yale. Vous avez répondu à une petite annonce parue dans un journal et vous vous présentez au laboratoire de psychologie pour participer à une expérience portant sur les effets de la punition sur l'apprentissage. Un autre volontaire est là et un chercheur en blouse blanche vous accueille. Il vous explique que l'un de vous deux va enseigner à l'autre des suites de paires de mots et qu'il devra le punir s'il se trompe, le punir en lui administrant des chocs électriques d'intensité croissante. Un tirage au sort vous désigne comme le professeur et l'autre volontaire comme l'élève. On vous conduit dans la salle où se tiendra l'élève et on vous montre la chaise où il sera assis; on vous administre une faible charge électrique pour vous montrer de quoi il retourne. Vous êtes présent pendant que l'on installe l'élève sur sa chaise et qu'on lui place une électrode.

Vous retournez ensuite dans la pièce adjacente avec le chercheur qui vous a accueilli. Il vous installe devant la console que vous opérerez. Les chocs que vous donnerez s'échelonnent de 15 à 450 volts, progressant par 15 volts. Des indications sont inscrites à côté des niveaux: “choc léger”, “choc très puissant: danger”. À partir de 435 volts il n'y a que: XXX. L'expérience commence. À chaque fois que l'élève se trompe, vous administrez un choc, plus fort de 15 volts que le précédent. L'élève se plaint de douleurs à 120 volts; à 150 volts, il demande qu'on cesse l'expérience; à 270 volts, il hurle de douleur; à 330 volts il est devenu incapable de parler. Vous hésitez à poursuivre? Tout au long de l'expérience, le savant n'utilisera que quatre injonctions pour vous inciter à continuer: veuillez poursuivre; l'expérience demande que vous poursuiviez; il est absolument essentiel que vous poursuiviez; vous n'avez pas le choix, vous devez poursuivre.

Vous l'avez deviné: le tirage au sort était truqué, l'élève est un complice, un comédien qui mime la douleur. Bref: c'est vous qui êtes le sujet de cette expérience. Avant de la réaliser, Milgram a demandé à des adultes des classes moyennes, à des psychiatres et à des étudiants, jusqu'où ils pensaient qu'ils iraient. Il leur a aussi demandé jusqu'où ils pensaient que les autres iraient. Personne ne pensait aller, ou que les autres iraient, jusqu'à 300 volts. Mais lors de l'expérience menée avec 40 hommes, âgés de 20 à 55 ans, 63% allaient jusqu'au bout, administrant des décharges de 450 volts.

Les détails de l'expérience, sur lesquels nous ne pouvons nous étendre ici, donnent froid dans le dos. L'expérience de Milgram a été abondamment commentée, reprise, discutée. Mais cette étude expérimentale de la soumission à l'autorité reste une contribution incontournable à notre connaissance de la nature de l'autorité et de son pouvoir à nous faire agir de manière irrationnelle. La leçon que doit retenir le penseur critique est la suivante: Ne jamais, jamais accepter de prendre part à une expérience de psychologie à l'Université Yale. Non, ce n'est pas ça. Bon … J'y suis: il faut penser avant d'obéir, toujours se demander si ce qu'on nous demande est justifié, même si la demande provient d'une autorité prestigieuse.

L'expérience de Asch

Vous êtes encore une fois volontaire pour une expérience. On vous conduit dans une pièce où se trouvent neuf chaises disposées en demi-cercle. On vous installe sur l'avant-dernière et peu à peu tous les sièges sont occupés par d'autres participants. On vous projette alors deux cartes simultanément. Sur la première figure une seule ligne, de huit pouces; la deuxième comporte trois lignes, de 6, 8 et 10 pouces respectivement. On vous demande d'identifier la ligne de la deuxième carte qui correspond à la ligne de la première carte. Facile comme tout! Les participants situés à l'autre bout du demi cercle se prononcent avant vous. Stupeur: ils ne donnent pas la bonne réponse. Tous optent pour la mauvaise ligne. Bien entendu, ce sont tous des complices, encore une fois. La question est: que ferez-vous à votre tour de parler?

Ici encore, les résultats de l'expérience, de manière consistante, ont été troublants. Plus du tiers des sujets se ralliaient à l'opinion du groupe; 75% se ralliaient au moins une fois.

Moralité? Le conformisme est dangereux et il faut, toujours, penser par soi-même. C'est toujours difficile, parfois inconfortable, mais indispensable.


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