Jacques Le Bohec Les mythes professionnels actuels des journalistes français |
«Il y a un décalage entre l'image que les gens ont de vous et la façon dont... enfin, dont ça se passe réellement. Parce que je crois qu'il y a toujours ce cliché du journaliste reporter qui court partout... qui voyage... qui rencontre plein de gens... qui écrit. Il y a un mythe quand même, le mythe est toujours très fort, très vivant» (Agnès) [1].
«Cette chasse aux mythes, la dénonciation comme non fondés dans les faits des mythes véhiculant des représentations: voilà la tâche des sciences...», Norbert Elias[2].
Au premier abord, parler de mythes à propos des journalistes français peut paraître incongru et déplacé. Le sens commun ne nous convie-t-il pas à employer cette notion pour décrire uniquement des populations primitives, archaïques, ignorantes, vivant dans un recoin de l'Antiquité ou une contrée perdue du Tiers Monde ? Ne s'agit-il pas en effet d'une catégorie d'individus dotés d'un grand prestige, d'un niveau scolaire et d'une origine sociale plus élevés que la moyenne, et à laquelle on prête habituellement la capacité de dire la vérité sur ses propres pratiques ? En outre, vu qu'ils diffusent une grande quantité de nouvelles, les journalistes apparaissent immédiatement comme savants et compétents. Comment peut-on, dans ces conditions, persister dans l'idée saugrenue qu'ils adhèrent à des mythes, concernant leur propre milieu professionnel qui plus est, alors qu'ils sont censés mieux le connaître que tout autre puisqu'ils y évoluent quotidiennement ? C'est pourtant ce défi au sens commun que nous avons tenté de relever dans un ouvrage récent[3].
Commençons par mettre en évidence certaines caractéristiques de la démarche adoptée pour cette étude, augurée lors de la préparation d'un cours, à partir de connaissances éparses en matière de journalisme. L'un des aspects du travail de rédaction a consisté à rassembler des analyses déjà effectuées par les chercheurs autour d'une piste de réflexion particulière. La dimension novatrice vient moins de la découverte de savoirs nouveaux que du fil choisi pour enfiler les perles déjà constituées:
Mais au fait, qu'est-ce qu'un mythe ? Le dictionnaire courant renvoie le curieux à plusieurs définitions. C'est d'abord un «récit fabuleux, souvent d'origine populaire, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine» (petit Robert). Cette acception semble proche de l'étymologie (récit, fable), mais c'est la seconde définition qui est la plus opératoire pour ce qui nous occupe ici: «Image simplifiée, souvent illusoire, que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d'un individu ou d'un fait qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation» (petit Robert). On se propose d'en déduire une signification adaptée à la réflexion présente; le mythe professionnel tel que nous l'avons analysé se décline dès lors en trois dimensions majeures:
On en déduira concrètement trois postulats qui, au vu des données recueillies, sont validés:
J.-M. Charon abonde: «Tel est le point de départ de cette enquête sur une profession d'autant plus mythifiée qu'elle est méconnue»[4]. La représentation théâtralisée des journalistes dans les films de cinéma ou de télévision nous rapproche bien des fois de la première définition (récit fabuleux, épique). Il s'agit donc d'explorer ici la «légère discordance»[5] qui existe entre la représentation officielle et la réalité des pratiques: «Cette représentation est idéologique, elle constitue des modèles, relativement indépendants de la réalité et nécessairement fondés en celle-ci, qui concourent à construire la légitimité sociale du journalisme, à l'inscrire dans un corps de rôles, plus ou moins effectifs», affirme également D. Ruellan[6].
Avec ces représentations illusoires, le chercheur est donc confronté à véritables prénotions au sens durkheimien, qui trouvent leur justification dans l'utilité sociale qu'elles remplissent et non pas dans la justesse empirique. Les mythes «déontologie» et «autocritique» se justifient quand on sait que les débats éthiques entre journalistes ont la double fonction de laisser croire que l'attribution de la carte de presse se fait sur une base morale et d'exclure tous les non-journalistes des débats. Derrière les apparences de l'enjeu d'une régulation morale de l'univers journalistique se cache donc un autre enjeu, celui de la délimitation dedans/dehors des agents sociaux habilités à se disputer. Or, dans l'inconscient collectif des journalistes français, seul un confrère, un «professionnel de la profession» est crédible et légitime, rejetant hors du jeu les savants qui ne célèbrent pas leurs mythes.
De plus, de nombreux citoyens croient à tort que le milieu journalistique français est régulé par l'application d'une charte de déontologie, à l'instar des professions dites libérales (le serment d'Hippocrate pour les médecins, par exemple), d'où l'intérêt d'un ouvrage de facture pédagogique et sociologique sur le sujet. Mais il n'y a pas, en France, d'instance chargée de juger de la qualité professionnelle des détenteurs de carte de presse, contrairement à l'Italie, qui dispose d'un Ordre professionnel hérité du ventennio mussolinien et de l'idéologie corporatiste. Un journaliste comme Edwy Plenel, actuel rédacteur-en-chef du quotidien Le Monde, combat avec fermeté une telle éventualité au nom des risques liberticides qui lui sont attachés. Le problème, c'est que la mise à l'écart définitive de la solution de l'Ordre rassure les journalistes dominants sur leur indépendance alors que l'absence d'autorégulation ouvre de nombreuses voies à l'exorégulation par les lois du marché et les normes de droit (qu'elles soient décidées par les gouvernants ou qu'il s'agisse de la jurisprudence des tribunaux).
Entreprenons maintenant de définir avec concision tous ces mythes professionnels; les mots-clés mis en avant pour les résumer et former les entrées du dictionnaire ne sont en effet pas toujours suffisamment explicites:
On peut ajouter que le livre offre des possibilités d'utilisation pédagogique. Il permet de prendre connaissance des pratiques et des représentations journalistiques tout en offrant un support pour travailler en classe à partir d'une des notices du dictionnaire. En essayant d'éviter pesanteurs et redondances, on a également essayé de rendre autonome chaque notice. La longueur s'explique par le souci de rentrer dans les détails, d'apporter les éléments de preuve et de clarifier la pensée afin d'éviter les malentendus, de rendre la lecture vivante par de multiples citations. Les enseignants du secondaire et du supérieur pourront disposer ainsi, il me semble, d'une grille d'analyse susceptible de s'appliquer à des études de documents précis.
3. Un classement rudimentaire de ces mythes
Plutôt que d'en rester à cette simple et fastidieuse énumération, il paraît opportun de tenter d'organiser ces mythes professionnels. C'est pourquoi il a paru intéressant de les classer en plusieurs catégories. Le critère choisi, à savoir la dimension principale qui caractérise chaque mythe, n'est sans doute pas le seul possible, ni même peut-être le plus pertinent. C'est dire que le tableau élaboré n'a qu'une vocation illustrative et non démonstrative:
économie | utilité sociale | savoir-faire | identité | milieu |
abattement fiscal | fonction pédagogique | donner la parole | anastasie | correspond. locaux |
anti-trust | audience= influence | exploit quotidien | autocritique | école= chômage |
crise de la presse | humanisme | faits/ commentaire | clause de conscience | formation |
périssables infos | jargon | grand reporter | conscience | journalisme |
pluralisme | médiacratie | image/écrit | déontologie | ombudsman |
presse nationale | miroir | Mme Michu | extériorité | opinion publique |
publi-reportage | rôle démocratique | Profession-nalisme | liberté de la presse | ouverture |
vente à perte | watergate | scoop | objectivité | sondage |
sélection | société de communic. | transparence | ||
urgence |
Il convient de noter par ailleurs que l'état des lieux présenté dans le livre reflète aussi l'état des lieux de la recherche sur le journalisme. Il n'est pas impossible que l'on puisse ajouter d'autres mythes professionnels en étudiant la même période. On aurait pu, si nous n'avions pas choisi de l'intégrer dans le mythe «urgence», mettre en avant un mythe «technicité». Si l'ouvrage était paru un peu plus tard, j'aurais également pu ajouter le mythe «investigation» à partir de l'article de D. Marchetti publié dans le dernier numéro des Actes de la Recherche en Sciences Sociales (numéro thématique intitulé «Le journalisme à l'économie»)[7]. Si certaines remarques sont présentes dans le livre, certains autres aspects auraient pu être regroupés pour ce 45ème mythe professionnel. Rétrospectivement, on aurait pu également ajouter un autre mythe (46ème), celui du journalisme auteur individuel (avec «Auteur» comme mot-clé), qui correspond à la tradition littéraire en vogue au XIXème, mais qui est en net décalage avec les conditions actuelles de la publication d'un article, dont la dimension collective contredit cette représentation valorisante: division des tâches, dont l'habillage; présence d'illustrations iconographiques; multiples réécritures du texte avant la version finale; consignes internes des supérieurs aux subalternes; etc.. On voit clairement ce mythe à travers les négociations actuelles entre syndicats et patrons de presse au sujet des droits d'auteur revendiqués par les journalistes pour les textes consultables sur internet[8].
Comme il a été indiqué, ces mythes professionnels peuvent être opposés les uns aux autres par les journalistes. En effet, toutes les conceptions ne convergent pas et des luttes de définition ont lieu régulièrement dans le champ de la presse. C'est pourquoi il convient de manier avec prudence les expressions «mythologie» et «idéologie» professionnelles. Le mythe «fonction pédagogique», s'il en phase avec «Mme Michu», s'oppose aux mythes «urgence» et «scoop». Il a conduit les journalistes politiques, à propos du phénomène Le Pen, à consacrer de nombreux articles et ouvrages sur le sujet, afin de montrer aux électeurs combien le Front national était un parti dangereux pour la démocratie. Ce faisant, la posture pédagogique adoptée a pu se retourner contre les bonnes intentions affichées, à savoir remarginaliser ce parti classé à l'extrême-droite. Du point de vue des électeurs de Le Pen, cela a été interprété comme une infantilisation, sur le mode de «on va vous dire ce qu'est vraiment le FN pour que vous ne revotiez plus pour lui».
Par ailleurs, le mythe «Liberté de la presse» s'oppose à celui de «Objectivité» (au sens de neutralité). Ces oppositions peuvent donner l'impression d'une absence d'unité parmi les journalistes. Mais il faut considérer que ces divergences de vues concourent à structurer symboliquement le groupe professionnel. Elles constituent des enjeux discutés en interne et, par conséquent, participent à la délimitation des frontières du groupe. Les controverses virulentes qui les opposent ont surtout pour raison d'être de sélectionner les acteurs pertinents autorisés à intervenir dans l'arène. Il faut noter cependant que le mythe «Objectivité» est de plus en plus rejeté par les journalistes placés en situation de porte-parole de leur groupe professionnel. Il est déclaré impossible à atteindre et on lui préfère la notion d'honnêteté vis-à-vis de soi-même et du public. Cette notion est très proche du mythe «Conscience», qui constitue un refuge psychologique et rhétorique pour les journalistes dont les pratiques font l'objet de polémiques. Mettre en cause l'honnêteté, la conscience ou la bonne foi, c'est en effet contester quelque chose d'incontestable et se voir accusé en retour de procès d'intention.
Enfin, le mythe «Objectivité» est instrumentalisé par certaines sources d'informations qui jouent habilement sur la polysémie du terme pour parvenir à leurs fins, et notamment pour empêcher les journalistes de formuler leur opinion ou leur commentaire personnel. Pour les journalistes, le mythe est souvent atteint dès lors qu'ils donnent la parole de façon équilibrée à des avis contraires (du genre un de gauche et un de droite), ce qui est une manière minimaliste de définir la notion. En fait, Christine Masuy a montré comment, au siècle dernier (XIXème...), les journalistes de l'époque ont adopté cette notion afin (1) de transfigurer la contrainte commerciale (ratisser large en s'éloignant du modèle organe de parti) et (2) de refléter le mouvement intellectuel favorable à un point de vue scientifique sur les faits sociaux de toutes natures[9].
Les mythes professionnels des journalistes ne sont pas des aspects inutiles et contingents dans la définition de leur identité collective, la consolidation de leur prestige social et la défense de leur corporation. Ils ne sont pas extérieurs et en marge des formes de leur existence sociale, mais au contraire une partie intégrante et primordiale. Ils viennent en réalité compenser le déficit d'objectivation sociale du groupe professionnel et lui fournir une plus-value de substance, de caractère symbolique, indispensable compte tenu des tensions centrifuges, du flou des frontières avec d'autres univers sociaux et de l'hétéronomie du champ journalistique. Comme l'indique Michael Schudson, «les mythes peuvent eux-mêmes devenir une partie de l'appareil institutionnel du journalisme»[10].
Ces mythes s'imposent aussi aux journalistes de l'extérieur, comme toute institution, et ils doivent faire avec, tant bien que mal: «Les institutions sont vécues en tant que détentrices d'une réalité propre, une réalité qui affronte l'individu comme un fait extérieur et coercitif», assurent Peter Berger et Thomas Luckmann[11]. Ces auteurs indiquent aussi: «La connaissance fondamentale de l'ordre institutionnel est une connaissance pré-théorique. Elle est la somme totale de ce que tout le monde sait sur le monde social, un assemblage de maximes, de sagesse proverbiale, de valeurs et de croyances, de mythes, etc.»[12]. Ils constituent des contraintes et sont imposées sous la forme de routines, de réflexes incorporés, de maximes.
Les mythes professionnels auxquels adhèrent les journalistes français participent pleinement à la construction sociale de leur identité collective et personnelle: «Cette identité recomposée comporte une part essentielle de réalité. Mais elle est aussi faite de dimensions mythiques, c'est-à-dire de représentations exorbitantes des rôles et des qualités du journalisme qui, malgré l'exagération, sont passées au rang de certitudes, de vérités, de visions partagées», affirme Denis Ruellan. P. Bourdieu estime aussi: «La représentation (mentale) que le groupe se fait de lui-même ne peut se perpétuer que dans et par le travail incessant de représentation (théâtrale) par lequel les agents produisent et reproduisent, fût-ce dans et par la fiction, l'apparence au moins de la conformité à la vérité idéale du groupe»[14}.
Dans un contexte de spécialisation des tâches, l'émergence du journalisme comme entité socioprofessionnelle autonome est accompagnée d'un corps de mythes dont les contradictions internes reflètent le flou professionnel. C'est le fait qu'ils soient spécifiques au champ de la presse qui importe alors, dans le cadre d'une société fortement différenciée socialement, c'est-à-dire segmentée en divers champs sociaux relativement autonomes mais interdépendants. Il n'est guère surprenant que ce phénomène de division croissante du travail social aille de pair avec l'élaboration de mythes particuliers à certains secteurs et l'atténuation concomitante des mythes englobant la société dans son ensemble (voir les mythologies antiques ou nationales).
Cela s'explique en partie par le fait que les mythes professionnels comblent des lacunes, diminuent l'incertitude sur le monde social et fournissent des points de repères internes valorisants auxquels les journalistes peuvent se raccrocher et se rassurer. N. Elias a indiqué qu'«on relève la tendance à recourir à des systèmes de croyances et à des idéaux sociaux - eux aussi relativement impersonnels, mais plus chargés d'affectivité - pour s'orienter au sein de ces phénomènes sociaux peu transparents»[15]. S'inspirant de Bacon, E. Durkheim estimait: «Ce sont des "idola", sortes de fantômes qui nous défigurent le véritable aspect des choses et que nous prenons pourtant pour les choses mêmes»[16]. Ce constat s'explique par la difficulté d'avoir une vision claire des choses en raison de l'état actuel des connaissances, de l'ignorance des acquis scientifiques, des intérêts sociaux en jeu et de la complexité sociale à déchiffrer et défricher. Ces mythes professionnels sont donc ces sortes de prénotions: «Elles sont [les prénotions] comme un voile qui s'interpose entre les choses et nous et qui nous les masque d'autant mieux qu'on le croit plus transparent», indiquait Durkheim[17].
Un autre facteur explicatif à ces mythes professionnels réside dans la fragilité structurelle du groupe professionnel à cause de l'absence de contreparties exigées des journalistes: patente, diplôme, concours, éthique. Cette situation les oblige à investir intensément dans des représentations idéales susceptibles de compenser ces incertitudes collectives. A cette aune, l'autojustification permanente s'avère indispensable. Patrick Le Floc'h remarque lui aussi la faiblesse des contreparties matérielles exigées par l'Etat à l'égard des entreprises de presse écrite: «En contrepartie des avantages accordés aux entreprises de presse, les devoirs des journaux ne paraissent pas exorbitants»[18]. La nécessité de forger et de défendre un ensemble de mythes concernant leur profession s'impose d'autant plus qu'ils doivent justifier d'une manière ou d'une autre le traitement de faveur dont ils bénéficient sur le plan normatif (législatif et réglementaire): tarifs postaux et téléphoniques préférentiels, subventions pour les journaux à faibles recettes publicitaires, article 39bis du code général des impôts, clauses de conscience et de cession, etc. En fait, il existe bel et bien une contrepartie tacite, mais elle échappe à un économiste normalement constitué car elle est liée à la façon de couvrir l'actualité.
L'élaboration de représentations édulcorées et magnificatrices vient alors opportunément apporter et attribuer un rôle central aux médias (et par ricochet aux journalistes) dans la société française: fonction pédagogique, rôle démocratique, donner la parole, liberté de la presse, médiacratie, humanisme, pluralisme, transparence... Autant de mythes fort utiles. On est donc très loin de la vision des mythes comme symptomatiques des sociétés antiques et archaïques. Ce serait également emprunter une voie sans issue que de penser les mythes professionnels des journalistes comme irrationnels, incompréhensibles, échappant alors à toute tentative analytique. Il est au contraire envisageable de mettre en évidence cette «logique de l'imaginaire» que l'historien Raoul Girardet appelait de ses vœux: «Au-delà de son ambivalence, au-delà de sa fluidité, il existe pourtant ce que l'on est en droit d'appeler une logique - une certaine forme de logique - du discours mythique. Celui-ci ne relève en effet ni de l'imprévu ni de l'arbitraire»[19].
Ces représentations, bien qu'illusoires, concourent au fonctionnement du champ de la presse, notamment sous l'angle du recrutement en attirant beaucoup de jeunes fascinés par cette profession idéalisée: «Mais moi, l'idée que j'ai de ce métier, c'est beaucoup plus ce qui se faisait autrefois que ce qui se fait maintenant. (...) - Tu as des modèles, des époques, des journaux, des journalistes ? - Oui mais... bon, moi je sais pas... mais Kessel par exemple, voilà c'est... Albert Londres, même si aujourd'hui on se rend compte qu'il a quand même beaucoup romancé ce qu'il a écrit» (Hélène). Affirmer que «le journalisme fait l'objet de représentations idéalisées et ennoblissantes auxquelles les prétendants au titre sont hautement sensibles» n'est pas un lieu commun vécu comme tel, comme l'avance Georges Abou[20]. Un regard distancié permet par exemple de voir des journalistes qui «se la jouent», qui «prennent des poses», qui cabotinent, qui jouent un rôle correspondant à l'image mythique qu'ils se font, qui «s'"y"» croient...
Les nombreuses idées fausses sur le journalisme devraient obliger les écoles spécialisées à commencer par informer les étudiants sur quelques réalités de la profession mais elles tendent au contraire à les entretenir: «Le journalisme était pour moi la concrétisation d'un rêve d'enfant»; «Ca avait un côté magique, je lisais à l'époque beaucoup Paris-Match, j'admirais les grands reporters; j'appréciais les événements en tant que tels»[21]; «Je pense que nous subissons tous, journalistes que nous sommes, nous subissons le mensonge d'un modèle qu'on a voulu nous inculquer il y a vingt ans. Et ce modèle, c'est le modèle du journaliste libérateur, le journaliste Zorro qui est un modèle très linéaire finalement (...) Si je devais résumer grossièrement, c'est le fantasme du jeune journaliste qui débute» (Norbert). Trois obstacles tendent à s'opposer à cette information des entrants:
Les difficultés rencontrées en cours de carrière sont relativisées grâce à la «fraîcheur d'âme» (quasi-synonyme d'innocence enfantine): «Rares sont ceux qui ont connu très tôt la fascination pour le journalisme, ont conservé cette fraîcheur d'âme, en dépit des revers de fortune. Rares sont ceux qui avouent être aigris, voire désabusés, après vingt ou trente ans de métier. Non pas comblés, mais lucides sur les défauts du milieu avec toujours cette passion chevillée au corps qui vous fait passer outre aux difficultés momentanées», analyse Rémi Rieffel[22]. Joël Crusson, journaliste chargé de l'éducation, témoigne: «Ce qui me plaît, c'est que j'ai toujours des contacts avec les jeunes. Ça c'est chouette. On ne se voit pas vieillir». Les mythes professionnels font partie des éléments qui expliquent l'absence de contestation organisée et efficace à l'intérieur du champ de la presse malgré l'augmentation de la précarité des statuts et des rémunérations. Grâce aux profits symboliques qu'ils leur procurent, ils permettent aux dominés de se contenter de leur position subalterne et de plus en plus précaire ainsi que d'oublier leurs déceptions, en attendant mieux.
Enfin, cette construction mythologique du groupe est d'autant plus importante pour le faire exister socialement que les manières d'exercer la «profession» varient énormément. Les mythes participent donc d'un travail collectif d'homogénéisation symbolique du groupe journalistique. De plus, comme les mythes professionnels leur sont socialement utiles, les journalistes dominants n'ont strictement aucun intérêt à les dévoiler. D'une certaine façon, ces mythes professionnels légitiment une domination interne au champ journalistique qui fonctionne à leur profit. Du haut de leur position, ils parviennent aisément à les imposer aux dominés, qui se retrouvent démunis d'instruments intellectuels pour faire face aux consignes et aux verdicts internes aux journaux. Mais au fil du temps, les journalistes dominés finissent par intérioriser ces normes imposées de l'extérieur au départ, en les acceptant comme allant de soi, en les défendant à leur tour et en les imposant aux nouveaux venus. Autrement dit, ils finissent par être convaincus eux-mêmes de leur légitimité. Elles sont devenues incontestables car faisant partie d'eux-mêmes. Cette incorporation des normes est d'ailleurs une condition sine qua non de leur efficacité car elles agissent inconsciemment sous la forme d'un savoir-faire pratique immédiatement opérationnel. C'est le cas par exemple de la réécriture systématique des textes des confrères qui visent à bannir tout ce qui sera jugé trop compliqué pour «Mme Michu», pratique centrale de la formation des écoles de journalisme comme le Centre de Formation des Journalistes (CFJ) de la rue du Louvre à Paris (l'une des deux «grandes» écoles spécialisées).
L'un des principaux obstacles à l'acceptation de cette perspective démystificatrice ne réside-t-il pas avant tout dans la séduction et la simplicité des mythes ? Ils ont l'avantage de donner au moins une idée, même si déformée, propre à satisfaire la curiosité minimale de la plupart des agents sociaux (réduction de l'incertitude). L'approche sociologique, à cet égard, paraît bien grincheuse, triste, grise, dérangeante, inutilement compliquée, bref embêtante. On a tellement envie d'y croire soi-même, de rêver dans ce monde imaginaire disneyisé et rassurant aux couleurs chatoyantes. Car voilà un monde attirant et attrayant qui nous fait participer à une communauté douillette de lieux communs, mais un monde enfantin et infantile.
1 - "Agnès" (journaliste anonyme interrogée par G. Balbastre), in A. Accardo (dir.) (1998), Journalistes précaires. Le Mascaret, p. 339.
[2] - N. Elias (1991), Qu'est-ce que la sociologie ?. Paris: Ed. de l'Aube, p. 58.
[3] - J. Le Bohec (2000), Les mythes professionnels des
journalistes. L'état des lieux en France. Paris: L'Harmattan, coll. Communication et
civilisation, 398 pp.
[4] - J.-M. Charon (1993), Cartes de presse. Enquête sur
les journalistes. Paris: Stock, p. 10.
[5] - R. Rieffel, «Journalistes et intellectuels. Une
nouvelle configuration culturelle ?», Réseaux, n° 51, p. 18-19.
[6] - D. Ruellan (1997), Les "pro" du journalisme. De l'état
au statut, la construction d'un espace professionnel. PUR (Coll. Res Publica), p. 127.
[7] - D. Marchetti (2000), «Les révélations du journalisme
d'investigation», Actes de la recherche en sciences sociales, 131/132 (mars), p. 30-40.
[8] - M. Delberghe (2000), Le Monde, 17 mai 2000.
[9] - C. Masuy (1997), «De l'objectivisme au conformisme.
Sagesse et hasards d'un journalisme subjectif et honnête», MédiasPouvoirs, n° 45.
[10] - M. Schudson, op. cit., p. 164.
[11] - P. Berger et T. Luckmann (1992), La construction
sociale de la réalité. Méridiens-Klincksieck, p. 84.
[12] - Idem, p. 93.
[13] - J.-P. Esquenazi (1999), Télévision et démocratie.
La politique à la télévision française: 1958-1990. Paris: PUF (coll. "La politique
éclatée"), pp. 328-329.
[14] - P. Bourdieu (1994), Raisons pratiques. Sur la
théorie de l'action. Paris: Seuil, , p. 236.
[15] - N. Elias (1991), op. cit., p. 81.
[16] - E. Durkheim (1937), op. cit., p. 18.
[17] - E. Durkheim (1937), op. cit., p. 16.
[18] - P. Le Floc'h (1997), Economie de la presse
quotidienne régionale. Déterminants et conséquence de la concentration. Paris:
L'Harmattan, p. 61.
[19] - R. Girardet, op. cit., p. 17.
[20] - G. Abou, "Précarité et représentation",
Journalistes précaires, op. cit., p. 111-112.
[21] - Journalistes cités dans: IFP (1991), Les
journalistes français en 1990. Radiographie d'une profession. Paris: La
Documentation française, p. 99.
[22] - IFP (1991), op. cit., p. 99 (mis en
italiques par nous-même).