Les deux premiers morts de la canicule

 J e me demande comment les gens faisant profession de journaliste perçoivent leur pratique et leurs buts. Je crois que leur motif est cette idée très admise à selon laquelle ils sont là pour informer. Ce n'est pas démontré et même assez souvent contredit par la manière dont ils informent ou du moins croient le faire. Cela ne signifie pas qu'ils ne s'appuient pas, assez souvent, sur des informations pour constituer leur discours, bien qu'une part non négligeable de « l'information » s'appuie sur des rumeurs, des hypothèses plus ou moins bien fondées, des fausses informations et des non informations (celles-ci parfois étayées par des informations ou au moins des éléments du réel) ; simplement, tel que je le comprends leur rôle ne consiste pas essentiellement à nous informer, ni même analyser ou commenter l'information, mais plutôt à nous raconter des histoires avec plus ou moins l'intention d'influer sur notre manière de nous représenter la réalité. Qu'ils n'en aient le plus souvent pas conscience ne change rien au fait. Jusqu'ici je tentais plus ou moins adroitement d'en faire la démonstration dans les pages de cette rubrique, mais une « information » diffusée hier 18 juillet 2006 va me permettre de le montrer d'une manière simple et évidente : sur ma radio préférée (les habitués du site savent déjà qu'il s'agit de France Culture…), j'ai entendu ceci dans la bouche de Florence Sturm, à 18h29 :

« En France dans l'actualité ce soir il faut retenir aussi deux décès de personnes âgées, les deux premiers attribués à la canicule, ils sont intervenus à Bordeaux, un homme de 85 ans mort dans un hôpital et une femme de 81 ans retrouvée décédée chez elle. La vague de chaleur [etc.] ».

C'est tombé de sa bouche circonstanciellement : étant là, le titulaire du journal de 18h, Frédéric Carbonne, en aurait fait autant, d'ailleurs le titulaire de celui de 22h, Hubert Vieille, nous resservit le même discours. Mais allons voir ailleurs, dans les articles et dépêches en ligne de la presse écrite :

Deux décès en Gironde probablement liés à la canicule
lefigaro.fr (avec AFP).
Publié le 18 juillet 2006 - Actualisé le 18 juillet 2006 : 20h46
Alors qu’une vague de chaleur touche un bon quart du territoire français, un homme de 85 ans et une femme de 81 ans, qui souffraient tous deux de pathologies chroniques, sont morts d’hyperthermie mardi.
La chaleur aurait fait deux victimes, mardi. Un homme de 85 ans est mort à l'hôpital Saint-André de Bordeaux peu après son admission et une femme de 81 ans a été découverte morte chez elle à Cenon par les secours, prévenus par son époux. C’est ce qu’a indiqué le secrétaire général de la préfecture de la Gironde.
Les deux personnes souffraient de pathologies chroniques, mais dans les deux cas, « l'hyperthermie est très probablement la cause des décès », même si « des investigations sont en cours » concernant la mort de l'habitante de Cenon, a précisé le secrétaire général de la préfecture qui a évoqué « des conditions climatiques exceptionnelles ».


(permanent.nouvelobs.com)
Gironde : un premier décès attribué à la canicule
AP | 18.07.06 | 17:24
PARIS (AP) -- Une personne âgée est morte mardi à Bordeaux à cause des températures élevées, a-t-on appris auprès de l'Institut de veille sanitaire (InVS), qui rapporte ainsi le premier décès lié à la canicule de cet été.
"On a eu un décès d'une personne âgée à Bordeaux qui est attribué à la chaleur aujourd'hui", a déclaré mardi après-midi le Dr Georges Salines, responsable adjoint du département santé environnement à l'InVS, joint au téléphone par l'Associated Press.
A Nantes, SOS médecins a relevé une "augmentation des appels de personnes âgées pour des malaises", a ajouté le Dr Salines.
D'après lui, la fréquentation des urgences a un peu augmenté dans les départements qui sont en alerte depuis plusieurs jours mais cette hausse n'est pas nécessairement significative car ce sont des zones touristiques importantes.
L'InVS surveille le nombre de passages aux urgences et celui des décès et, assure le Dr Salines, "on n'observe rien qui soit comparable à la canicule de 2003" qui avait fait quelque 15.000 morts en France. AP


La canicule donne des sueurs froides
20 Minutes | édition du 19.07.06
La canicule a tué. La vague de chaleur s'est poursuivie hier en France, dans le quart sud-ouest principalement, et elle aurait fait ses premières victimes. A Bordeaux, un homme de 85 ans est décédé à l'hôpital peu après son admission, et une femme de 81 ans a été découverte morte chez elle par les secours. « Il n'y a pas encore d'inquiétude, mais une vigilance à renforcer », a réagi le ministre de la Santé, Xavier Bertrand
David Carzon


Journal du Jura (Suisse)
L'Europe sue à grosses gouttes […]
En France, la canicule touchait un bon quart du pays, principalement le sud-ouest et la région parisienne. A Bordeaux, où la température atteignait 38°C, un homme de 85 ans est mort à l'hôpital peu après son admission et une femme de 81 ans est décédée chez elle, ont annoncé les autorités locales. Les deux vieillards, déjà malades, ont été victimes d'hyperthermie. […] (ats).


TSR (Suisse)
La canicule s'étend en Europe
18.07.2006 17:34
Une partie de l'Europe a suffoqué sous des "températures tropicales" largement au-dessus de 30 degrés. La Grande-Bretagne s'apprêtait même à vivre mercredi une journée qui pourrait être la plus chaude de toute son histoire. […]
En France, la canicule touchait un bon quart du pays, principalement le sud-ouest, comme à Bordeaux, avec 38°, et Paris, où le thermomètre a grimpé à 35° dans l'après-midi. Deux personnes âgées sont décédées mardi à Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, "probablement des suites de la canicule" touchant le pays depuis plusieurs jours, selon les autorités locales. Dans la capitale, habitants et touristes cherchaient un peu de fraîcheur dans les cinémas et magasins climatisés, ou plus radical, en barbotant dans les bassins des jardins publics. […]
agences/hof


Coup de chaud sur l'Europe
LIBERATION.FR : Mercredi 19 juillet 2006 - 14:27
La vague de chaleur a fait mardi soir sa troisième victime. Un maçon de 53 ans, qui travaillait sur un chantier, est mort à l'hôpital de Mâcon. Il aurait été victime d'une hyperthermie maligne, ou « coup de chaleur ». Mardi déjà, dans la région de Bordeaux, un homme de 85 ans et une femme de 81 ans, tous deux malades, étaient décédés d'une hyperthermie.


(DH, belgique)
Neuf décès dus à la canicule (19/07/2006)
PARIS Neuf décès enregistrés ces derniers jours en France pourraient être liés à la canicule qui sévit sur une grande partie du pays, a déclaré mercredi le ministre français de la Santé, Xavier Bertrand.
"Neuf décès ont été enregistrés à l'heure actuelle qui pourraient être dus à la canicule", a déclaré le ministre à l'AFP.
Auparavant, seuls trois décès, survenus mardi, avaient été attribués à la vague de chaleur. Il s'agissait d'un ouvrier de 53 ans, qui travaillait sur un chantier à Mâcon décédé d'un coup de chaleur, et de deux personnes âgées, un homme de 85 ans et une femme de 81 ans, morts à Bordeaux. […]


(Le Parisien)
Les premiers morts de la canicule
La chaleur a tué. Hier, deux octogénaires sont décédés à Bordeaux. Partout où l'alerte 2 est en vigueur depuis dix jours, les services d'urgences sont sur le qui-vive. Le cauchemar de 2003 est dans toutes les têtes... […]

On pourrait continuer sans fin, avec des versions allemandes, italiennes, portugaises, anglaises, néerlandaises, etc., chercher d'autres journaux radio, aller sur les sites des télés, on aurait toujours une variante sur le thème : « les Premiers Morts de la Canicule », tantôt de manière assurée, tantôt avec doute de rigueur, tantôt enfin en mixant les deux : un titre affirmatif puis un contenu dubitatif (cas de DH) ou le contraire (cas de l'agence AP citée par le Nouvel Obs). J'ai pour l'essentiel mis ici les passages sur « les premiers » (qui cette fois ne seront pas les derniers…) mais vous l'aurez deviné, le thème principal de toutes ces variations est « Le Spectre De La Canicule 2003 ». Cela me rappelle un autre texte de cette rubrique, « Madame Irma vous parle de la presse », qui aurait pu se sous-titrer ou se titrer « Le Spectre Des Attentats Du Onze Septembre ». Le sujet en est le crash d'un avion italien sur une tour de Milan, le 19 avril 2002. Je ne résiste pas au plaisir de vous en citer son début :

« J'te m'en vas acheter quéques journaux, histoire de m'informer. Bon. Jusqu'à quel point ai-je besoin d'acheter ces périodiques pour savoir ce que j'y trouverai ? Une des "principales" nouvelles du jour sera ce qui vient d'arriver hier en Italie, l'impact d'un avion de tourisme contre une tour de Turin – ou de Milan, je ne sais plus. Bon. Mes journaux sont censés m'informer sur le monde. A l'heure où lesdits mettront sous presse, ils n'auront pas eu beaucoup d'informations sur le sujet, d'où, en bonne logique, ils devraient se contenter de rapporter les faits, en nous prévenant aimablement qu'ils pourront nous dire avec plus de précisions ce qu'il en est dans deux ou trois jours, une fois que, comme l'on dit, "l'enquête aura suivi son cours". Quand il n'y a pas d'informations, on n'informe pas, point c'est tout. «
Ouais. Vous croyez qu'il en sera ainsi ? Moi non. Désormais, la mode dans les médias est de faire le commentaire avant d'avoir l'information. En ce moment – le 19/04/02 vers 15:30 – on ne sait guère autre chose que, "l'hypothèse la plus vraisemblable" est celle de l'accident, avec des éléments inexpliqués. Vous croyez que je lirai ça dans mes quotidiens ? Moi, non. J'y trouverai plutôt mentionnées toutes les hypothèses possibles, non parce qu'elles sont même vaguement vraisemblables, mais parce que quand on ne sait rien, on raconte tout, et surtout n'importe quoi. Bien sûr, en première ligne des "hypothèses" – je précise, hypothèses des journalistes cogitant sur les dépêches d'agences de presse, non hypothèses des enquêteurs – "l'attentat", avec rappels circonstanciés de ceux du 11 septembre 2001... Bref, je m'attends à bien des choses sauf à la réserve qu'on peut souhaiter d'un organe de presse quand il parle d'une nouvelle sur laquelle il n'a que de minces informations et pour tout dire rien à raconter de circonstancié ».

On devinera encore que ma prédiction se vérifia au-delà de toute espérance, les « hypothèses » le plus souvent retenues, loin de toute possibilité, dépassant de beaucoup toute réalité envisageable, ont été émises ou relayées par la presse (dont les délires racistes de certains ministres berlusconiens bien connus pour leur retenue et leur finesse…). Mais revenons à nos « premiers ».


Et considérons de nouveau « l'information » de Florence Sturm :

« En France dans l'actualité ce soir il faut retenir aussi deux décès de personnes âgées, les deux premiers attribués à la canicule, ils sont intervenus à Bordeaux, un homme de 85 ans mort dans un hôpital et une femme de 81 ans retrouvée décédée chez elle. La vague de chaleur [etc.] ».

Tout ou presque est faux dans cette information, hormis les décès. Est vrai que « la vague de chaleur [etc.] ». Je veux dire : il est vrai que la France et que L'Europe connaissent une vague de chaleur. Pour le reste, il est pour l'heure inexact ou excessif de parler de canicule, sinon de cette manière familière dont on dit, les jours chauds, « C'est la canicule ! » quand il y a une forte chaleur. Pour les anciens comme pour nos autorités actuelles et comme ce devrait être le cas pour nos journalistes quand ils en parlent, la canicule est la « période de grande chaleur pendant laquelle [l'étoile principale de la constellation du Grand Chien] se lève et se couche précisément avec le soleil », ladite étoile (Sirius aujourd'hui) se nommant alors “Canicule”, qui signifie « petite chienne ». C'est bête : Grand Chien, Petite Chienne. Vu l'endroit, cette période allait « du 22 juillet au 23 août ». Désormais on ne l'emploie plus pour désigner ce laps de temps précis, par contre il s'applique à une période longue, de l'ordre du mois ou au-delà, avec une chaleur intense et continue. Au 19 juillet 2006, on n'a pas (encore) de canicule : la vague de chaleur n'a pas trois semaines, elle est inconstante (certains jours furent “presque” frais ou, comme on dit dans les médias, « la température fut dans les normales saisonnières »), et rien n'indique que ça durera ; en fait, les prévisions de France-Météo indiquent la probable arrivée d'orages dès demain, jeudi 20 juillet, et les nuages que je vois par ma fenêtre m'y font assez croire.

Deuxième point, « les premiers morts » : il semble probable mais il non certain, pour la dame de 81 ans (voir citations) et assurément pour le maçon de 53 ans, que leur décès est du à « la canicule » : dans l'est de la France, avoir des températures de 35°C et plus en été est habituel, et même avec des températures moindres, travailler en plein soleil au mois de juillet met en situation de prendre un « coup de chaleur ». Son décès est lié à la chaleur, mais pas spécifiquement à une grosse chaleur. On a aussi le cas d'un ouvrier de 44 ans sur un échafaudage en Galice, et là encore c'est autant sinon plus les conditions de travail et semble-t-il l'état de santé de l'homme qui sont causes de sa mort. Restons aux octogénaires de l'information initiale : rien ne certifie à cette heure que la dame est « morte de canicule » (cf. l'information : « les deux premiers [morts] attribués à la canicule » — la nouvelle maladie du siècle ?) ni que la cause principale du décès du monsieur lui soit due, puisqu'on nous précise que tous deux étaient assez malades. Je ne fais pas l'imbécile, la chaleur entre bien sûr en ligne de compte, mais il n'est pas certain que ce soit le facteur principal et il est du moins certain que c'en est un parmi d'autres (maladie, pollution à l'ozone – n'allez pas à Bordeaux en ce moment, en temps « normal » c'est déjà très pollué…, etc.). Comme diraient Albelt Jacquard ou Normand Baillargeon, ne faut pas confondre corrélation et causalité, même si l'on peut supposer qu'en ce cas elles ont un certain rapport.

Troisième point, « les premiers morts », considérant cette fois que ce sont les premiers morts mentionnés, et plus précisément encore, les premiers rapportés pour la France. Nul ne peut savoir pour l'heure s'il y en a eu d'autres avant en France, et en tout cas, tout indique qu'en Europe ce ne peut être les premiers décès anticipés dus en partie ou totalité à la chaleur (au sud de l'Europe, notamnent dans les Balkans – comme presque toujours – les températures avoisinent ou dépassent les 50°C).

Conclusion, cette « information » est une non information : il fait chaud ; il y a en France des vieilles personnes dont beaucoup ont une santé fragile ; la combinaison entre chaleur, santé fragile et âge avancé est un cocktail explosif qui tend à augmenter le nombre de trépas anticipés. Ce qui ressort de l'évidence. Cela me rappelle un des rares journaux télévisés de ces dernières années que j'aie vu, ou plutôt entrevu, cet hiver sur TF1 : Poivre, tout pénétré de l'importance de la nouvelle et sur ce ton dramatique mais plein de retenue compatissante qui fait son charme annonçait, un peu tendu tout de même, cette nouvelle incroyable qu'il neigeait sur la France. Un 5 ou un 10 février. Pour sûr, ça méritait de faire l'ouverture du journal…

Mon choix porta sur cette « non information » car ce genre de (sic) « nouvelles » illustre précisément le mieux la facticité de « l'information » telle que traitée par les médias : les mécanismes de la « fabrication de l'information » y apparaissent crûment. Donc, voyons comment ça marche.


L'élément initial qui permet de construire cette fiction intitulée « Les Premiers Morts de la Canicule 2006 » est évidemment la canicule avérée de 2003. Depuis, chaque année à partir de fin-mai début-juin, « le Spectre de la Canicule » ressurgit dans les médias. En 2004 et 2005 il fit long feu, mais cette année, « par chance » (pour le spectacle) on eut une fin de printemps et un début d'été un peu « au-dessus de moyennes saisonnières ». Pas absolument au-dessus, mais « en moyenne de moyenne », ou un truc du genre. Je veux dire : de la mi-mai au début juillet on eut quelques jours assez ou très chauds, plusieurs « un peu chauds », beaucoup « dans la moyenne », quelques-uns « froids » (moins de 18°C).

Incidente. Pendant les quelques heures où j'ai abandonné ce texte l'orage a éclaté, la pluie est tombée et, à la frontière des 20 et 21 juillet 2006, la température a beaucoup chuté – un peu en-dessous des « normales saisonnières », me semble-t-il même).

Après cette incise, reprenons notre étude. Donc, une certaine variation du temps et des températures au cours des derniers mois, et pour les deux dernières semaines une montée progressive des températures, les derniers jours pouvant être dits « caniculaires » au sens courant de jours très chauds et de nuits peu fraîches mais non au sens précis rappelé plus haut : plus de trois semaines consécutives de très fortes températures diurnes et nocturnes. C'est cette double acception qui permet aux médiateurs d'évoquer « la canicule » : indéniablement les dix derniers jours avant « les premiers morts » furent assez ou très chauds, « caniculaires ». Mais ça ne se relie en aucune manière avec ce sur quoi nos médiateurs glosent depuis trois mois, une canicule similaire à celle de 2003 où les températures furent « au-dessus des normales » d'avril à septembre avec une période proprement caniculaire de la fin juin à la fin août. Alors, pourquoi construire cette fiction de « la canicule 2006 » ? À cause de la manière dont fonctionnent les médias depuis quelques temps (le milieu du XIX° siècle en gros) et surtout depuis que les moyens de recueil de l'information se sont considérablement améliorés : depuis la diffusion de la téléphonie et plus encore depuis celle de la « téléphonie sans fil », de la radio.

Quand une information distante vous arrive à la vitesse maximale de un jour pour deux cent kilomètres et plus généralement de un jour pour soixante à cent kilomètres, il est évident que la chasse aux « scoops » n'a pas de sens : de Paris on apprend ce qui a pu se passer aux points les plus distants du pays en trois à huit jours, aux points extrêmes de l'Europe (celle de l'UE actuelle) en dix à vingt-cinq jours, et ce qui se passe sur les autres continents (Pacifique non compté) en un à trois mois pour les plus proches, et le plus souvent en deux à six mois. Ce n'est pas absolu : quand une information est vraiment urgente et qu'on a les moyens de faire la chose (par exemple, le roi et ses messageries) on peut diviser ces durées par deux ou trois, ce qui laisse encore les limites du royaume de France à une journée au moins. Quand déjà on peut passer à une ou trois heures pour les points extrêmes de la France par un réseau de sémaphores couvrant le territoire, on change la donne mais en un premier temps on ne modifie pas trop les conditions réelles de diffusion de l'information, parce que ce genre d'infrastructures ne peut être réalisé et maintenu que par une structure d'État, laquelle se réserve assez logiquement la primeur de cette information et la manière dont elle sera diffusée, si du moins elle l'est. Mais très vite les nouveaux procédés s'ouvrent à l'entreprise privée (commerciale ou non), laquelle a d'autres intérêts et d'autres façons de lire et comprendre cette information. Le grand coup de pouce est bien sûr l'invention du télégraphe électrique qui améliore de beaucoup les temps de transmission par rapport aux sémaphores (télégraphe Chappe).

Cela débute vers 1830 : les trois premiers pays à créer des lignes sont l'Angleterre (ligne Londres-Birmingham à partir de 1838), les États-Unis (ligne entre les deux rives du port de New York en 1842 puis ligne Whasington-Baltimore en 1844) et la France (lignes Paris-Rouen en 1845 et Paris-Lille en 1846). Pour les autres pays je ne sais (il semble que ce fut dès 1841 en Grande-Bretagne) mais en France le télégraphe fut accessible au public – et donc aux médias – à partir de 1851. Ce type de transmissions est l'amorce du « village global », du fait que, une fois les infrastructures construites, n'importe quel point du globe est virtuellement atteignable instantanément, précisément en moins d'un quatorzième de seconde, le temps qu'un signal électrique met à transiter sur 20.000 km. C'est théorique bien sûr mais du moins, très vite après la pose de ces premières lignes des réseaux continentaux se bâtissent, accompagnant souvent le développement des lignes de chemin de fer, et le plus grand pas est franchi en 1866 avec la pose du premier câble transatlantique entre Terre-Neuve et l'Irlande, et conclue en 1873 avec la pose du câble reliant lo'Asie (l'Ine il me semble) et l'Australie. Dès lors, toute information (au sens restreint de « nouvelle ») venant d'un endroit disposant d'un bureau de télégraphe est virtuellement disponible en quelques minutes en tout autre endroit des continents américain et eurasiatique qui en possède aussi un relié au réseau général. Ce n'est pas si simple : il ne s'agit pas encore d'un système à commutation et un message transitera par des « nœuds télégraphiques » qui le relaieront peu à peu vers leur point de destination final. Du moins, en quelques heures toute ville importante d'Europe ou d'Amérique du Nord peut être informée de ce qui se passe dans toute autre grande ville de ces deux parties du monde. Pour illustration, en janvier 1863 il y avait en France 28.671 km de lignes desservant 1.022 bureaux tenus par 3.752 agents (pour précision, une bonne part des informations données ici proviennent de l'encyclopédie en ligne Wikipedia complétées de précisions venant d'autres sites).

Très vite après, dans la décennie 1890 (en 1892 précisément), naît la « télégraphie sans fil » ou TSF, conçue par le Russe Popof et améliorée par le Français Ducretet, qui devient opérationnelle en 1897 et trouve ses premières applications (plus ou moins) commerciales l'année suivante en équipant des vaisseaux militaires en Russie et en France. Au début les distances sont faibles (4km en 1897, 83km en 1899) mais les travaux parallèles de Marconi et Branly en Italie et en France amènent à un système beaucoup plus efficace : au XIX° siècle ils ont des résultats similaires (de 2,4km à 46km) mais au début du XX° on passe au niveau supérieur : en 1901 un envoi de message à 175km puis la première réception d'un signal transatlantique sur une distance de 3.400km, cette fois encore entre Terre-Neuve et la Grande-Bretagne, mais surtout, la première vraie liaison transatlantique en 1903 et la réception d'un message décodable. Ici on franchit un bond formidable en matière de télécommunication, les messages n'ont plus besoin de transiter par des câbles et peuvent parvenir en n'importe quel lieu du monde où existe un poste récepteur de TSF. Il y a encore, bien sûr, le problème de l'émetteur (pour envoyer un message qui franchisse les océans on doit envoyer une signal puissant) puis il y a d'autres imperfections mais les choses vont vite, d'autant qu'il y a une concurrence-émulation entre les divers acteurs, ceux cités ainsi que deux allemands, le Berlinois Adolphe Slaby et le Strasbourgeois Ferdinand Braun (et oui : nous sommes en 1897…). Mais le vrai démarrage a lieu à la fin de la décennie, en 1909. Je vous cite le passage de la page où j'ai pris ces éléments factuels, http://pascalsimeon.free.fr/tsf.htm :

« Le 23 Janvier 1909, aux premières heures de la nuit, le brouillard est intense au large de la côte est des Etats-Unis. La paquebot Italien FLORIDA se dirigeant vers New-York aborde le paquebot Anglais REPUBLIC venant en sens inverse. Par une brèche béante, l'eau envahit rapidement la salle des machines du REPUBLIC. Le télégraphiste John BINNS remet en état de fonctionnement le transmetteur à étincelles détérioré par la collision et envoie une série de "MARCONIGRAMMES". Le paquebot Allemand BALTIC capte les messages, vire de bord et recueille 1.700 personnes.
A la suite de cette catastrophe, l'opinion publique française prend véritablement conscience de l'efficacité de la nouvelle technique. Une campagne de presse à laquelle Edouard BRANLY donne son appui, demande l'installation obligatoire de la Télégraphie Sans Fil sur tous les grands paquebots ».

Suit bien sûr l'aventure du Titanic, trois ans plus tard. Pour qui s'intéresse aux aspects techniques de la TSF, je conseille cette page très bien faite. Sinon, dans notre histoire il y a le développement conjoint de la radiophonie (la TSF étant le premier dérivé fonctionnel du procédé de « radio-électricité » inventé par Marconi) qui deviendra opérationnelle juste après la première guerre mondiale, en 1920, ainsi que celle de la téléphonie à partir de 1876 suite au dépôt d'un brevet par Graham Bell, lequel n'en fut ni le concepteur (Charles Bourseul en France, Philippe Reis en Allemagne, Antonio Meucci en Italie, en conçurent le principe) ni le réalisateur (pour son malheur, Antonio Meucci, alors émigré aux États-Unis, avait déposé un brevet provisoire en 1871 mais n'eut pas les moyens de le renouveler en 1874 et après cela, miracle ! Bell « inventa » le téléphone deux ans plus tard, non sans avoir eu les plans de Meucci sous les yeux…). Encore de la petite histoire. Disons qu'en 1922, moment où le dernier procédé significatif de communication à distance, la radio, commence à se diffuser, tout est en place pour que les médias aillent vers la pente fatale de la recherche du « scoop »[1].


Il y a un discours assez courant parmi les journalistes, la notion selon laquelle « l'information va de plus en plus vite ». Il y a du vrai et du faux là-dedans, mais plus de faux que de vrai. De fait, avant que naissent les télécommunications (y compris par la méthode « antique » du sémaphore Chappe, dont l'inconvénient majeur était cependant que la nuit et les jours de brouillard il ne fonctionnait pas), la diffusion de l'information dépendait de la vitesse maximale de déplacement du porteur de message, guère supérieure à celles possibles 2000 ans avant : l'amélioration des voies de communication, des chevaux, des voitures et des infrastructures avait peut-être fait progresser cette vitesse par voie terrestre d'un tiers dans les meilleurs cas, pas plus, sinon pour le chemin de fer, un peu avant qu'apparaisse le télégraphe, et qui atteint enfin une vitesse significative, environ 50km/h, en 1829 pour très vite aller, en démonstration, à 100km/h en 1835. Cela fera plus que doubler la mobilité terrestre. En revanche, l'invention du bateau à vapeur réduira considérablement les durées de voyage marin : pour traverser l'Atlantique à la voile il fallait un mois au plus court (vers ou de Terre-Neuve) si le vent y était ; vers 1865 la traversée par vapeur au départ de New York prend une semaine, sans l'incertitude des vents. Mais cela ne se compare pas aux presque 300.000km/h de l'électricité. On sait que depuis les transports se sont fort améliorés, cela dit, même le plus rapide avion ne battra jamais une communication téléphonique entre Nice et Dunkerque, sans même évoquer Aurillac et Fayaoué (sur Ouvéa). On peut considérer qu'en effet l'information « va de plus en plus vite », sinon que depuis plus d'un demi-siècle il n'y a pas vraiment eu d'accélération : la communication radiophonique ou téléphonique ne va ni plus ni moins vite aujourd'hui qu'à l'époque des pionniers et en tous les cas, la capacité d'un média à obtenir une information n'a guère varié depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ; la seule avancée réelle de diffusion à grande distance eut lieu en 1962 avec l'apparition de la « mondovision » qui permit alors la transmission universelle à distance d'image mobiles.

Et on en vient au faux : depuis 1962 l'information a atteint sa vitesse maximale de diffusion sous toutes ses formes : texte, image fixe, son, image mobile. La transmission de données informatiques peut être considérée comme un cas particulier de transmission du son dans sa première version, de l'image mobile par après. Depuis une quarantaine d'années « l'information va à vitesse constante », ou quelque chose comme ça. Pourtant il y a bien du « plus en plus », mais d'autre sorte.

les médias se sont dotés de moyens afin de recevoir, conserver, consulter toujours plus de nouvelles. Sans travailler dans un média je puis, une journée normale, récupérer 200 à 300 dépêches AFP : il me suffit d'accéder au site du quotidien Le Monde et de stocker celles qu'il diffuse au fur et à mesure de leur disponibilité. Il m'est arrivé d'ailleurs d'en reprendre parfois plus de cent, comme le 9 novembre 2004 (120 dépêches). Si la chose vous intéresse, vous pouvez les lire (ou au moins lire leur titre) en cliquant sur ce lien. Et pour faire bonne mesure, Les dépêches du 24 février 2005. J'en discuterai probablement après. Ces dépêches sont ce qu'on peut nommer « la partie émergée du fil d'information de l'AFP », une sélectin des nouvelles que Le Monde estime devoir ou pouvoir intéresser ses lecteurs ; en outre l'AFP est une parmi des dizaines d'agences de presse (on parle toujours des quelques mêmes, AP, Reuters, TAS, AFP et deux ou trois autres, mais il y en a bien plus, les généralistes de tels et tels pays ou les spécialisées – finance, médecine, « technologies », etc. –, souvent basées dans des pays anglophones), sans compter ces êtres hybrides qui ne sont pas des agences de presse mais y ressemblent, ces compilateurs spécialisés fournis désormais aux journalistes (et aux autres) sur des thèmes ou des sujets spéciaux, et qui leurs évitent d'avoir à faire eux-mêmes la sélection. Le problème étant que ces « fils » spécialisés induisent encore plus qu'avant un conformisme des journalistes concernant les informations « importantes ». Ce qui est d'ailleurs un paradoxe : il y a « de plus en plus d'informations » et dans le même temps, de plus en plus de moyens de limiter l'accès à ces informations.

Que nous dit un médiateur-journaliste qui affirme que « l'information va de plus en plus vite » ? Qu'il prend de moins en moins de temps pour traiter une information particulière. Considérons-en une qui est dans mon actualité, les raids israéliens au Liban, abusivement nommés « la guerre entre Israël et le Liban » : pour faire une guerre il faut être deux… Cela a commencé il y a une semaine environ et depuis, rien. Et pourtant, pour l'essentiel les journaux de ma radio préférée parlent de ça. De ça et de « la canicule », sujet dont il n'y a rien à dire. Moins encore même car il se passe malgré tout (un peu) quelque chose au Liban et à propos du Liban. Mais ce n'est pas cela qui fait dire à mon journaliste que « ça va de plus en plus vite », tout au contraire il se sert de l'argument pour expliquer quelque chose comme : nous publions des nouvelles inexactes ou fausses ou inutiles en n'approfondissant pas leurs ressorts ni en enquêtant un minimum pour vérifier leur véracité ni en nous posant la question de leur pertinence parce qu'il y en a de plus en plus qui nous arrivent de plus en plus vite et qu'il devient donc difficile de travailler de manière posée et « déontologique »[2]. Or on peut constater que tout au contraire un médium, cela d'autant qu'il est « rapide », diffuse très peu d'informations et en tout cas de manière généralement déséquilibrée et sans r éelle motivation quant à la place donnée à chacune.

La réalité n'est donc pas que « l'information va de plus en plus vite » mais que les conditions de travail de ceux qui informent ou croient le faire sont telles en ce XXI° siècle que le traitement de l'information « va de plus en plus vite », cette fois dans une autre acception : les journalistes prennent de moins en moins de temps pour « traiter l'information ». Cela se double du fait que, ou plutôt va de pair avec le fait que, toujours plus, ils ont une vision préformée de la réalité et fonctionnent à l'inverse de la fameuse théorie de la « prophétie auto-réalisatrice » : ils « prévoient » un certain type d'événements et si une nouvelle semble confirmer leur anticipation ils la mettent en avant en l'interprétant comme la réalisation effective de leur attente. Nos « premiers morts de la canicule » illustrent la chose on ne peut mieux : depuis trois mois les médias bruissent de « la canicule » bien que jusqu'en juillet rien n'ait permis de croire qu'il y en aurait une cette année ; le fait qu'au début de ce mois il y ait eu une élévation sensible de la température a commencé à donner un peu de corps à leur attente ; le fait qu'elle dure plus de dix jours commença à faire naître l'espoir et dès lors ils se mirent à surveiller « les Signes », c.-à-d., les éléments factuels qui confirmeraient leur anticipation. et un Signe vint : « les deux premiers [décès] attribués à la canicule ». Car, et il faut bien le comprendre, c'est précisément cela qu'attendaient nos médiateurs.


Je ne crois pas, bien au contraire, que les journalistes espèrent une hécatombe de l'ordre de celle de 2003, ce n'est pas si simple : ils sont comme vous et moi et pour la majorité d'entre eux ne souhaitent pas le trépas anticipé de leur prochain, sinon celle de personnes précises (un voisin, un parent, un politicien, un chef ou un sous-fifre) ; un journaliste-médiateur diffère cependant de vous et moi (sauf si vous faites ce métier) car, contrairement au dogme répandu, il apprécie très peu l'événement singulier : pour lui une information n'a de pertinence que si elle s'inscrit dans une série. Or il y eut un problème avec la canicule meurtrière de 2003 : sa singularité et, chose bien plus grave, son unicité. Il y a une raison évidente dans cette détestation de l'événement unique, la difficulté à gloser de manière « pertinente » en faisant assaut de références sur d'autres situations comparables pour mesurer la « véritable » importance de celle en cours : est-ce plus ou moins grave que les précédents cas ? Les « autorités » se sont-elles mieux ou moins bien comportées ? Est-ce l'indice que le système de […] (ici, de soin) est plus ou moins efficace ? Et bien sûr il est impossible de faire de belles listes avec rappel des hécatombres précédentes. Il ne s'agit donc pas proprement du désir de voir mourir les gens mais de celui de disposer d'un autre événement « canicule meurtrière » pour pouvoir constituer une série et faire ce qu'on n'a pas pu faire la première fois : gloser à partir d'un cas de référence. Cela dit cette attente de la constitution d'une série induit que, malgré tout, nos médiateurs espèrent vraiment une hécatombe, même si de manière inconsciente. Disons que leur appétit de séries et de « scoops » les conduit à espérer l'arrivée d'événements à la fois prévisibles et catastrophiques – car le “vrai” « scoop » est tragique ou pour le moins dramatique ou scandaleux.

Pourquoi cet attrait envers les événements non uniques ? C'est de nouveau simple : traiter vite une information en produisant un discours complexe et détaillé requiert de disposer d'un stock de dossiers ou de « sujets » préparés permettant aux médias de réagir rapidement en donnant l'apparence de la promptitude à connaître, comprendre et analyser ce dont ils parlent. Or, durant la canicule de 2003 les médias furent dans le désarroi de devoir en parler sans parvenir à anticiper sur la situation réelle en cours et après cela devant l'incapacité d'en produire un suivi fiable à base de statistiques bien assurées. Ce n'est qu'à la mi-août qu'il y eut un début de prise de conscience de l'effet de la canicule sur la mortalité accrue des personnes âgées (ou moins âgées) fragiles. Pire encore, l'information initiale vint non du milieu des médias ou des instances officielles mais d'un simple médecin, le désormais (plus ou moins, la gloire est éphémère) célèbre Patrick Pelloux, puis cette impossibilité de faire autre chose, le mois qui suivit, que de « suivre l'actualité » au lieu de la précéder. Ce qui est un grand péché…

Cela explique qu'en 2004 et 2005 les médias furent sur le pied de guerre (ou de guère ?) et parlèrent de « la canicule » très en amont, dès le 13 mars en 2004 pour Le Monde (je ne compte pas la nouvelle du 12 janvier qui fait part du « plan santé » du gouvernement, ni le billet d'Éric Fottorino du 4 février où il écrit de manière plaisante, « D'ici qu'on nous annonce les prémices d'une canicule »), et par la suite il ne se passe pas de semaines sans que « le Spectre de la Canicule » ne revienne (ma base d'information est donc le quotidien Le Monde, mais je suis certain qu'il en alla de même dans tous les médias « grand public »). En 2005, « la Canicule » apparaît un peu plus tard et vient « seulement » le 19 mars… En tout cas, dans mes archives. Je n'ai pas de données actuellement utilisables pour 2006 mais en toute probabilité ça a du suivre une courbe semblable à celle de l'année précédente. Pourtant, ni en 2004 ni en 2005 il n'y eut même une esquisse de début d'indice de soupçon vague de canicule. Ceci illustre mon hypothèse première : le but des journalistes n'est pas de nous informer. Il semble que leur visée première est de tenter de faire correspondre la réalité à leur fiction. Cette affirmation mérite d'élucider le concept d'« information » tel qu'on le comprend dans les médias, puis et si c'est possible d'apprécier la distance entre la réalité de « l'information » telle qu'ils la pratiquent et tels qu'ils l'assument être.


Le dictionnaire Trésor de la langue française (TLF) nous donne ceci : « INFORMATION, subst. fém. […] Action de s'informer, de recueillir des renseignements sur quelqu'un, sur quelque chose. […] Ensemble des activités qui ont pour objet la collecte, le traitement et la diffusion des nouvelles auprès du public. […] RADIO-TÉLÉV., au plur. Émission consacrée à l'information, généralement à heures fixes. […] Synon. journal parlé, journal télévisé.[…] Fréq. au plur. Faits, événements nouveaux, en tant qu'ils sont connus, devenus publics. Synon. nouvelles, renseignement, tuyau (fam.) […]. Fait, événement d'intérêt général traité et rendu public par la presse, la radio, la télévision. Synon. nouvelle, canard (fam.) […] ». Pour les médias, “informer” serait donc « [faire] la collecte, le traitement et la diffusion des nouvelles auprès du public » ou, variante, « [traiter et rendre public un] fait, [un] événement d'intérêt général ». Sans vouloir accabler le TLF, un excellent dictionnaire, il me semble que la deuxième définition est ni plus ni moins une glose minimaliste de la première : dire la même chose d'une autre manière. Passons…

La question première me semble : qu'est un fait ? Au moment où j'ai commencé cette page « la canicule » n'était pas un fait ; depuis ça s'en approcha, avec 17 jours consécutifs de fortes ou très fortes chaleurs au 22 juillet mais pour s'en éloigner vite : un peu partout en France les températures baissent, les prévisions pour dimanche 23 juillet et les jours suivants sont « dans la normale », les mardi 25 et mercredi 26 on aura (ou aurait) des températures « caniculaires », puis à partir du 28 « en dessous des normales saisonnières ». Au moment où je la commençais, les médias recensaient « les deux premiers morts de la canicule » ; le 22 juillet, le nombre avait progessé à 20 ou 21 ou 22 ou 23, ça dépend du média que vous aurez lu / entendu / vu. Disons, une vingtaine. J'aimerais que nos médias fassent une investigation poussée sur les décès par hyperthermie ou par autre cause liée à la chaleur et à l'ensoleillement durant les mois de juillet depuis que l'on dispose de données fiables sur les causes de mortalité en France, soit depuis trente à trente-cinq ans. Et l'on s'apercevrait que, ma foi, il y en a toujours pendant les étés chauds. Plus ou moins, selon le niveau des températures et les parties du territoire touchées, mais il y en a toujours. On peut donc considérer que les 20 à 23 morts dues à la chaleur sont « un fait », mais est-ce vraiment « [un] fait [ou un] événement d'intérêt général » ? Savoir que des personnes meurent d'hyperthermie pendant les périodes de forte chaleur me semble autant servir l'intérêt général que de savoir qu'après 79 ans on a plus de chance ou de risques de décéder qu'avant, ou savoir que les arbres fruitiers fleurissent au printemps, ou certains marroniers le 20 mars[3].

Je ne veux pas dire que la mort de personnes suite à une hyperthermie n'est pas une information digne d'intérêt, tout décès est digne d'intérêt et les journaux ont d'ailleurs une rubrique particulière se rapportant à la naissance, au mariage et au décès de nos semblables, le « carnet » ; qu'ils complètent d'articles portant sur le décès de personnes notables par ce qu'elles firent ou par ce qu'elles furent, dans leur rubrique nécrologique ou par un traitement plus large s'il s'agit de personnalités éminentes ou « vendeuses » (je ne suis pas absolument certain de l'apport éminent de Diana Spencer à quoi que ce soit sinon sa notoriété propre, par contre je suis certain que son décès eut un traitement spécial). La question ici est : quel « intérêt général » à constater que quand la température monte le nombre des décès liés à cette montée augmente ? Ça me paraît plutôt un truisme, un fait d'évidence qui ne demande pas à être « démontré ». Et on en revient à ma supposition horrible : il semble que nos médiateurs font ce comptage macable avec l'espoir secret (ou guère secret parfois) que la surmortalité atteigne au moins le niveau de 1976 (2.031), si possible celui de 1983 (4.720) et, avec de la chance celui de 2003. Avec ce problème que constater qu'au 18 juillet 2006 il y eut deux décès dont une des causes au moins est l'hyperthermie n'induit pas qu'au 31 décembre de la même année on aura constaté une surmortalité significative. Puis il faut dire que cette notion même de « surmortalité » est problématique en soi et indicative, non de l'intérêt (général ou particulier) du fait, mais du rapport des médiateurs-journalistes à la place de la mort dans la société, et à l'état actuel de leur société particulière.

La mort est un événement aléatoire qui peut se produire pour un individu donné à tout instant dès le moment de sa conception. Pour limiter le cas aux individus « légalement » tels, c'est-à-dire ceux dont on considère qu'ils ne peuvent plus faire l'objet d'une « interruption volontaire de grossesse » (ce qui varie beaucoup d'un pays à l'autre, depuis 0 jours jusqu'à 24 semaines) et qu'on a fixé en France à 12 semaines, un individu peut donc mourir, quelle qu'en soit la cause, à n'importe quel moment à partir de celui-là. On peut considérer que la seule « surmortalité » avérée est celle des individus dont la mort a été provoquée contre leur volonté par un tiers, puisqu'en tout état de cause sans cette intervention l'individu en question aurait vécu plus longtemps ; à la limite on peut aussi y inclure les décès volontairement anticipés, que ce soit par suicide strict ou assisté, dit usuellement « euthanasie ». Pour le reste, tout décès est un décès « dans l'ordre normal des événements ». Une non information. Même pour les décès de personnalités notables c'est plus leur notabilité que leur décès qui fait information ou, pour le dire autrement, on parle de ces personnes non tant parce qu'elles sont mortes que parce qu'avant cela elles eurent une position sociale qui légitime qu'on fasse leur nécrologie. Bref, tout trépas non provoqué, pourra-t-on dire, « arrive à son heure ». Par contre il y a une variation du nombre total de décès d'une année l'autre. Cette variation peut aller « vers le haut » ou « vers le bas » mais c'est relatif à une simple moyenne. Voici les données de l'INSEE pour la mortalité en France de 1985 à 2004 :

Moyenne 1985-2004 :   531.238
Année Mouvement
naturel
des décès
Différence
à la moyenne
 
1985552.000+20.762
1986547.000+15.762
1987527.000-4.238
1988525.000-6.238
1989529.000-2.238
1990526.000-5.238
1991525.000-6.238
1992522.000-9.238
1993532.000+762
1994520.000-11.238
1995532.000+762
1996536.000+4.762
1997530.000-1.238
1998534.000+2.762
1999538.000+6.762
2000531.000-238
2001531.000-238
2002534.000+2.762
2003550.000+18.762
2004509.000-22.238
2005526.000-5.238

Vous remarquerez que le « solde positif » des deux premières années de mon échantillon est assez équivalent à celui de 2003 mais à l'époque on ne parla pas de « surmortalité » (ni d'ailleurs en 1976 et 1983, du moins jusqu'en 2003…) ; vous noterez aussi que la « sous-mortalité » de 2004 est supérieure à la « surmortalité » de l'année précédente, et cela assez nettement[4], et que l'année suivante voit un « solde négatif ». Ce qui viendrait en contradiction à ce que j'ai lu et entendu à plusieurs reprises dans nos médias en 2005 et en 2006, selon lesquels la « surmortalité » de 2003 n'aurait pas été compensée par une « sous-mortalité » les années suivantes. Viendrait, car la notion de « surmortalité » est donc douteuse, sauf en cas de guerre : on dira que la surmortalité en Irak en 2003 et 2004 fut de tant, ou qu'il y eut une surmortalité de plus de trois millions de personnes au Congo entre 1995 et 2002 car on peut certifier que ces décès sont directement liés aux conditions anormales de vie des « surmorts ».

Ceci n'induit pas que certains morts par hyperthermie seule ou combinée à d'autres causes de 2003 ne sont pas des « surmorts » au sens où on peut lier leur décès à une imperfection du système de soins ou à un manque de vigilance de leur entourage ou les deux, mais on ne peut dire sans erreur que les 15.000 à 18.000 « surmorts » par rapport à la moyenne sur 20 ans sont réellement des surmorts : d'une année l'autre les conditions de vie varient, et selon ces variations il y aura plus ou moins de morts que dans la moyenne sur la période ; dans un pays comme la France les quatre causes principales de variation sont les épidémies, le climat, la pollution et la route, et la cause première de mort anticipée, la fragilité des personnes et leur sensibilité aux deux premières causes ; s'il fait très froid ou très chaud ou s'il y a une épidémie de grippe, les personnes âgées malades tendent à mourir plus que dans d'autres situations ; quand il y a beaucoup de « ponts » dans une année, le nombre de morts sur les routes tend à augmenter. Remarque incidente : considérant qu'en 2003 le nombre de morts sur la route a diminué de près de 10.000 par rapport à 2001, on peut même considérer que la « surmortalité » fut de l'ordre de 25.000, « à données constantes ».

Considérant qu'un taux significatif de variation à la moyenne correspond à 2.000, on voit que sur la période considérée quinze années sont significatives, dont 9 pour la « sous-mortalité » et 7 pour la « surmortalité » ; le total de sous-mortalité significative est de 72.143, celui de surmortalité, de 72.333 ; différence : 190. De là à en conclure que sur une période significative on constate que, dans un pays en paix et doté de moyens en suffisance pour soigner sa population, les surmortalités circonstancielles tendent à être asse vite compensées par une sous-mortalité équivalente, il n'y a pas loin. Vraiment pas loin… Ou le contraire : une « sous-mortalité » inattendue compensée dans les années suivantes par une « surmortalité ». Ou penser que ces variations n'ont pas d'autre sens que ce constat : le nombre de morts sur une année est corrélé aux circonstances atmosphériques ou épidémiques. Bien sûr, quel que soit le niveau supposé significatif retenu on aura un résultat équivalent : sans critère on a une parfaite équivalence et c'est logique puisque par nature une moyenne est l'annulation des écarts ; si on fixe le seuil à 5.000, on a un solde négatif de 65.667, positif de 62.048 ; avec un seuil de 10.000 on a 33.476 en moins contre 39.524 en plus ; et même avec les extrêmes, on a 22.238 en moins, 20.762 en plus. J'y reviens, la notion de surmortalité n'a pas vraiment de sens, sinon pour faire ce constat déjà posé, ce truisme, que les années « anormales » on a une mortalité « anormale ». Cependant, je ne me rappelle pas que les médias aient particulièrement souligné « le taux anormal de sous-mortalité en 2004 » – je rappelais même qu'ils ont affirmé le contraire, ce que contredit clairement mon tableau.


Mon tableau ne contredit rien : il montre qu'en 2003 il y eut 550.000 morts et en 2004 509.000. Mais il met en évidence que les médias informent d'une manière particulière. Les choses se sont un peu tassées depuis le début de la rédaction de ce texte mais les quatre jours suivant « les deux premiers morts », pas un journal de ma si sérieuse radio préférée ne manqua de faire le décompte des « morts de la canicule »[5]. Et du fait, de parler de « la canicule ». Comme discuté au début de cette page, quand ce discours débuta il n'y avait pas strictement de canicule avérée ; mais les médias n'ont plus la patience d'attendre qu'un fait se soit entièrement produit pour en faire l'analyse, et n'ont en réalité même plus besoin qu'un fait se produise pour en faire l'analyse, et nombre d'exemples ces dernières années l'ont abondamment prouvé. Ils n'ont, mieux encore, même plus besoin de se référer à un fait pour l'analyser. Au moment même de ce délire caniculaire a commencé, je l'indiquais plus haut, l'opération militaire menée par Israël au Liban ; depuis, les médias en sont pleins. Et pour en dire quoi ? Et bien, pas grand chose. Comme le remarquait Laurent Gervereau il y a peu, à propos des images de guerre, dans les « Matins » de France Culture :

 Je ne crois pas [que ces images] mentent ! Je crois que c'est un univers particulier qui est un reflet du réel. Toute l'information est comme ça ! Ce que vous avez sélectionné ce matin comme titres, et bien, c'est ce qu'on peut appeler de l'information minoritaire, parmi des millions d'événements dans le monde on a sélectionné dix petites choses qui semblent être intéressantes et qui seront reprises un peu partout. Qu'on va retrouver dans les journaux et qu'on retrouvera également à la télévision. Donc, c'est de l'information minoritaire parmi des événements majoritaires. Et bien, pour la guerre, c'est exactement la même chose, on va avoir des points de focalisation sur certains éléments et on va oublier énormément de choses qui se passent autour ; le hors-champ va être complètement oublié. Et quelques fois, c'est le hors-champ qui est beaucoup plus intéressant que ce qu'on est en train de nous montrer… ».

Les médias produisent « de l'information minoritaire », pour la raison évidente qu'ils disposent d'un espace ou d'une durée limités, y compris ceux qui font de l'information « en continu ». Même en imaginant qu'une radio comme France Info ne se répète jamais et consacre en moyenne une minute à chaque nouvelle diffusée, en 24 heures elle en aura donné 1440. Mais ce serait inutile, car un auditeur habituel pourra l'écouter trois ou quatre heures par jour, au mieux, et n'entendra donc que 200 à 250 nouvelles. Cette obligation d'information minoritaire amène les médiateurs à opérer un classement par importance des nouvelles reçues, en partie explicite et en partie implicite. Et ce type de classement est par nécessité subjectif ou conventionnel. Là-dessus, il y a un autre classement qu'on appelera « priorité par habitude » : certaines nouvelles venant de certains milieux ou de certaines personnes physiques ou morales sont par avance « prioritaires », indépendamment de leur « intérêt général ». Le cas le plus évident est celui des instances et personnels politiques : si le premier ministre en place ou le dirigeant d'un parti politique, dans le cadre d'une réunion publique ou d'une conférence de presse, n'émet que des platitudes ou répète une cinquantième fois le même discours, nos médias se sentiront cependant dans l'obligation de diffuser ses propos, quitte à constater juste après que, précisément, ce discours n'a aucun intérêt. On a aussi, dans le même domaine, toutes ces « informations » qui n'en sont pas à propos des supposés ou avérés candidats à l'élection présidentielle : en ce mois de juillet 2006, la « campagne présidentielle », ainsi que nos médias ont pris l'habitude de nommer leurs fantasmes sur le sujet, a commencé depuis presque deux ans, au moment où Ségolène Royal est apparue comme possible candidate puis, très vite après, comme présidente vraisemblable.

Sur ce thème, il vaut de noter que la sélection du « meilleur candidat socialiste » – je veux dire, de la liste de noms « soumis au vote » des personnes interrogées – dans un sondage récurrent de l'institut de sondage CSA est intimement liée à l'actualité des médias, donc à leur positionnement sur ce sujet. En septembre 2004 la seule femme présente dans la liste des « présidentiables PS » soumise au choix des sondés est Martine Aubry ; ensuite elle disparaît, remplacée par Ségolène Royal. Dans le même temps, Lionel Jospin entre dans cette liste. Est-ce que tout soudain Mme Aubry devint moins vraisemblable ? Non. Est-ce que M. Jospin le devint plus ? Non. Est-ce que Mme Royal ne l'était pas auparavant ? Non. Par contre ce fut à ce moment que les médias prirent en compte la bonne cote de Mme Royal dans les sondages sur « les personnalités politiques les plus appréciées », dans le temps où elle commençait à se positionner en candidate potentielle et aussi le moment où, après plusieurs tribunes dans la presse et interviews radio et télé, ils se mirent à débattre du « retour de Jospin ». Mais revenons à ma question : qu'est-ce qu'un fait ? Et surtout, quels genres de « faits » intéressent les médias ?


Au 28 juillet 2006, on peut considérer que « la canicule 2006 » est un fait. Un fait du passé, donc un véritable fait[6].. Ce qui n'induit en rien qu'on n'aura pas de nouveau une période caniculaire dans les semaines à venir (l'épisode de 2003 se déroula en août). Les derniers comptes ou décomptes font donc état d'une soixantaine de décès liés à ces fortes chaleurs, comme indiqué dans la note 4 (ce qui n'induit pas non plus que, par après, ce dénombrement ne varie vers le plus ou le moins). Est-ce un fait valant d'y consacrer, sauf cas de guerre, une part importante des « informations » ? Hors le constat que juillet et août sont propices aux nouvelles feuilletonnesques d'intérêt modéré, les rédactions sont désertées, d'où une moindre capacité encore à traiter les nouvelles du monde et non, comme le prétendent beaucoup de médiateurs, parce qu'il se passerait moins de choses « pendant les vacances » (à considérer que pour les habitants de l'hémisphère sud ce n'est généralement pas le temps des grandes vacances…), l'objectivité porte à considérer que le traitement du thème « la Canicule » ces trois dernières années, 2006 compris, n'est pas lié à une « actualité » d'un intérêt tel qu'il justifierait cette abondance (on le dira d'autant plus pour 2004 et 2005 où ce fut en outre un non fait, une non information). En 1976 et en 1983 il y eut aussi une importante surmortalité liée aux fortes chaleurs. Certes moindre qu'en 2003, mais tout de même assez significative pour prendre le statut d'information et pouvoir figurer dans les « nouvelles ». Tel ne fut pas le cas. Mais en 1976 et 1983, une information concernant le domaine actuellement déterminé « pédophilie » n'aurait jamais pris l'importance qu'elle en prendrait en 2006. En revanche, bien qu'avec un traitement très différent elle en aurait pris vers 1955. Ce qui amène à discuter de la manière dont les faits sont classés par les médias.

Il y a cette part évoquée, estampillée « priorité absolue », les informations institutionnelles émanant des autorités locales, nationales et internationales ; dans des pays comparables à la France, il y a celles venant des partis politiques, du moins ceux jugés représentatifs ; les événements catastrophiques qu'on dira « classiques » (guerres civiles ou interétatiques, catastrophes naturelles ou industrielles, faits divers très spectaculaires et généralement sanglants ou sordides) font un troisième groupe constant ; il y a les « informations de service », qui pour notre époque sont la météorologie, les conditions de circulation automobile, l'actualité culturelle et, dans les médias locaux et régionaux, tout ce qui a trait à la continuité du service public, principalement la santé. Il y a un groupe fluctuant de sujets prioritaires, que dans une autre rubrique j'appelle les « sujets de société », qui dépendent du contexte culturel, social, économique et politique. Malgré tout, il y a une certaine constance dans ce type de sujets, ils s'articulent sur un nombre restreint de thèmes : la violence, la mort, la sexualité, les « cas sociaux » et ce que j'appelle l'influx social et qui s'acquiert de diverses manières dont les plus significatives sont la détention de biens, la notoriété et la position sociale, les trois allant souvent ensemble. Et bien sûr, tout ce qui a trait à ce qu'on peut rassembler dans la catégorie « la peur de l'Autre » avec un grand A. La peur ou la haine, pour peu que ça diffère. Disons, la phobie de « l'Autre ».

Cette hiérarchie a ses défauts, notamment celui de faire que certaines informations n'ont d'autres raisons d'être diffusées que de rentrer dans ces canons. J'évoquais le cas des conférences de presse mensuelles mises en place par Dominique de villepin quand il devint premier ministre : dans l'ensemble, elles n'ont pas grand intérêt pour la raison simple que les gouvernements français ont pris l'habitude de « communiquer » à tout moment depuis une bonne dizaine d'années, ce qui consiste notamment, pour le premier ministre à intervenir dans les journaux télévisés au moins une fois par semaine, à publier une à deux fois par mois des « tribunes libres » dans Le Monde ou Le Figaro, et pour sinon tous ses ministres du moins pour les plus en vue à commenter dans les médias la moindre de leurs actions ; ce qui fait qu'au moment de ses conférences de presse, M. de Villepin doit le plus souvent se contenter de redire une n-ième fois ce que lui ou MM. Borloo, Sarkozy et consorts ont déjà dit par ailleurs. Autre limite, « l'action du gouvernement » n'avançant pas vraiment à un rythme mensuel, le plus souvent notre premier ministre tend à redire d'une fois l'autre les mêmes choses[7]. Dans le même domaine, il y a un autre effet lié à cette prévisibilité des discours de politiciens ou au contraire, de temps à autre, à leur spécificité non réductible, le jeu obligé des « petites phrases » dont je discute par ailleurs : l'idée de base est que quand un politicien fait un discours, le médiateur averti, dit aussi « analyste politique », doit en extraire la phrase qui en exprime la substantifique moëlle. Problème, quand un discours est réellement vide, aucune de ses phrases ne répond au critère, et inversement quand un discours a un contenu consistant il ne peut pas se tenir dans « la petite phrase » qu'on en tirerait. Autre cas, celui ou une phrase, émise dans un certain contexte, en est abstraite pour imputer à celui qui l'a émise une opinion ou une position qu'il n'a pas. Dans cet ordre d'idée, je me rappelle un cas assez récent illustré par ce florilège :

TF1
2007 : Lionel Jospin à petits pas

Invité du 20 h de TF1 mercredi, l'ancien Premier ministre socialiste Lionel Jospin n'a pas exclu d'être le candidat de la gauche pour la présidentielle de 2007

France 2
Jospin prêt à la candidature pour 2007

M. Jospin a envisagé mercredi pour la première fois de solliciter l'investiture du PS pour la présidentielle de 2007

RTL
PRESIDENTIELLE 2007 - PS 29/06/06
Lionel Jospin à moitié candidat

Cette fois, c’est clair : il a envie d’y aller. Après quatre ans passés à évacuer le sujet, dans chacune de ses rares interviewes, Lionel Jospin a fini par lâcher, mercredi soir sur le plateau de TF1, que "oui, peut-être", si les conditions sont réunies, il serait prêt à refaire au moins un tour de présidentielle, l'an prochain, sous les couleurs socialistes. L'ex-Premier ministre se décidera à l’automne. Voilà qui lève le flou qui plombait en partie le PS depuis quelques mois.

Libération
Sur TF1 hier, l'ancien Premier ministre n'a pas écarté une candidature pour 2007.

Jospin se retire de sa retraite politique
Par Paul QUINIO - Jeudi 29 juin 2006
« La question est ouverte ». Mais la réponse est de plus en plus évidente. Pour la première fois, Lionel Jospin, invité hier soir du 20 heures de TF1, a clairement indiqué que l'idée d'être candidat à la présidentielle de 2007 le chatouillait sérieusement. « S'il apparaît que je suis le mieux placé pour rassembler le pays, pour assumer la charge de l'Etat, pour proposer des orientations aux Français, alors, je me poserai la question, bien évidemment ».

Le Monde
Lionel Jospin lève le tabou sur sa candidature

Article publié le 30 Juin 2006
Par Isabelle Mandraud
C'est dit. « Pour moi, aujourd'hui, à quelques mois de ce moment où des décisions devront être prises, et bien, cette question [celle de sa propre candidature] est une question ouverte ». Invité de TF1, mercredi 28 juin, Lionel Jospin a cessé de « tourner autour du pot » - comme l'en avait accusé, quelques heures plus tôt, Nicolas Sarkozy. La candidature de l'ancien premier ministre socialiste à l'élection présidentielle de 2007, scrutin présenté dans sa bouche comme « l'un des plus importants de la Ve République », n'est plus taboue.
Il l'a annoncé en termes choisis : « S'il apparaissait que je suis le mieux placé pour rassembler les socialistes, la gauche, le pays, pour assumer la charge de l'Etat, pour exercer la fonction présidentielle dans la situation difficile de la France d'aujourd'hui, et pour proposer des orientations (...), alors je me poserais la question ».

La « petite phrase » retenue dans tous ces articles, même ceux où elle n'apparaît pas dans ces extraits, est celle où figure le segment « le mieux placé pour rassembler ». On remarquera que les versions données par Le Monde et Libération différent sensiblement. Sans compter sa réinvention complète par RTL… Mais il ne s'agit pas d'une « petite phrase », et qui aura entendu l'interview de Jospin ce jour-là aura noté deux choses : la remarquable car inhabituelle agressivité de son interlocuteur et son insistance à lui faire parler de ce dont il ne désirait nettement pas parler. Pas une petite phrase mais une réponse somme toute assez sensée à une question inopportune. Mais par la magie des médias, cela devient une déclaration de candidature en bonne et due forme ! Et donc, une « petite phrase »…

Les exemples nombreux qu'on tirerait des sujets à valeur informative nulle traités par les médias dans les domaine politique et institutionnel illustrent mieux que d'autres que la « priorité de l'information » n'a pas de lien avec l'importance réelle des informations diffusées : qu'elles le soient ou non on les évoquera, et le temps ou l'espace qu'on leur accordera, le traitement qu'elles auront, n'est pas lié à leur valeur mais à qui les émet et dans quel contexte. Mais il y a un trait plus scabreux : la place donnée à certaines informations fausses ou inexactes ou tendancieuses ou excessivement mises en avant parce que, justement, elles appartiennent à un groupe classé haut dans « la priorité ». On a vu la chose à de multiples reprises au cours des deux derniers lustres, que ce soit pour un fait singulier ou une série de faits, ou des non faits ayant acquis statut de faits pour diverses raisons généralement liées à des priorités politiques ou sociales. Sans chercher l'exhaustivité je rappellerai la non affaire Dumas, la non affaire Clinton-Lewinsky, la non affaire Alègre-Baudis, le décès de « La Petite Princesse Du Peuple », le traitement de « l'insécurité » entre août 2001 et avril 2002, le feuilleton en quatre épisodes (ou cinq, j'ai perdu le compte) de « l'affaire d'Outreau », la non affaire du RER D puis sa suite, « l'affaire Marie L. », « la Canicule », saisons 2004, 2005 et 2006.


[1] Certains contesteront qu'il y eut aussi apparition de la télévision et plus récemment des réseaux informatiques avec leur (provisoire) aboutissement, Internet, mais je ne considère pas cela aussi significatif, même si c'est important. Disons que c'est une évolution normale de l'ensemble désormais inséparable des « télécommunications » câblées ou hertziennes mais que ça n'a pas le même poids que l'absolue nouveauté de la télécommunication telle qu'elle se développa entre 1860 et 1910 et se concrétisa dans les années 1920 : il y a un monde d'avant et d'après le télégraphe et le téléphone, un monde d'avant et d'après les radiocommunications, et la télévision d'y apporte rien de significatif sinon le fait qu'elle établit définitivement la prééminence de ce mode de communication. La télé n'a presque rien inventé, pour l'essentiel c'est un canal qui se contente de diffuser des contenus correspondant à des formes préexistante : cinéma, radio, presse, etc. Pour le cas qui m'intéresse le plus, l'information, on peut considérer cela comme de la radio avec des images, et sauf à être iconolâtre ça n'apporte pas grand chose. Dirais-je même, ça me semble y retirer quelque chose : l'image atténue la valeur du discours qu'elle illustre.
[2] Manière excessive de désigner les règles fondamentales de la profession abusivement revétues de la prestigieuse dénomination de déontologie. Viendrait-il à l'idée de notre journaliste de parler de « manquement à la déontologie » quand un plombier fait mal son travail ? Non bien sûr. Or, publier une information non vérifiée n'est pas un manquement à la déontologie mais une erreur voire une faute professionnelle ; un vrai manquement serait (ça se pratique) publier comme vraie une information qu'on sait fausse ou mettre gravement en cause une personne sans savoir si cela s'appuie sur des éléments fiables, comme avec les affaires de justice en cours d'instruction.
[3] Ce dernier cas renvoie à l'anecdote qui serait à la base d'une expression du milieu de la presse désormais étendue à tous les médias sur les sujets-bateau revenant à certaines saisons, des non informations cycliques et hautement prévisibles (régimes amaigrissant pré-congés estivaux, départs en vacances, rentrées des classes, allocutions présidentielles du 14 juillet dont tous les médias bruissent dès le début de ce mois, « chiffre de la délinquance », dont on remarquera qu'il est un nombre, etc.). L'anecdote, je cite la page http://www.publiprint.fr/dico.php, « provient du célèbre marronnier rose du Cours-la-Reine à Paris, planté sur la tombe des Gardes suisses tués le 20 juin 1792 et qui fleurit paraît-il chaque année exactement le premier jour du printemps, fait qui donnait lieu à un billet de circonstance ». Il y a deux usages abusifs selon moi (et d'autres) du terme, appliqué aux sujets qui ne sont pas des informations mais reviennent de manière irrégulière, « la réforme de l'orthographe » ou « la hausse des prix », ou au contraire à propos de sujets cycliques qui sont des informations, comme les rendez-vous annuels « forum de Davos » et « forum social ». En quoi ils se distinguent des « réunions du G8 » lesquels ressortent plutôt du marronier…
[4] C'est même l'année de moindre mortalité de tout mon échantillon. Si l'on en soustrait la « surmortalité » on se retrouve dans une année « sous-normale », dira-t-on, normale de -4.500. Mais tout ça n'a pas de sens, il existe des années où le nombre de morts excède de peu ou de beaucoup la moyenne, d'autres ou elle est en dessous de peu ou de beaucoup, voilà tout. On peut sans grande difficulté augurer que les conditions climatiques (grandes chaleurs et grands froids, entre autres) et de pollution y ont à voir, sans plus.
[5] Ce tassement n'est pas lié à celui concomittant des températures mais l'intervention israélienne au Liban, devenue entretemps, par le miracle des conventions médiatiques, « guerre » ou « conflit », a pris le relais ; bien que commencée avant que je débute ce texte elle ne prit sa dimension hégémonique que vers le 21 juillet, quand il devint clair que, contrairement aux anticipations des « spécialistes » de tout poil (« de la région », « des conflits », « des relations internationales », etc.), d'abord ça allait durer plus que prévu (c'est le cas de toute intervention, guerre ou conflit : ça dure généralement beaucoup plus qu'on ne le croit au départ), ensuite les buts supposés d'Israël ne correspondaient pas à ses buts avérés (c'est là aussi souvent le cas), enfin le nombre de cibles franchement incompatibles avec les buts réels ou supposés de l'intervention ne cessait d'augmenter. À la date de cette note (le 28 juillet 2006), « la Canicule » est redevenue plus présente dans les médias mais non dans la réalité effective. Dernier décompte : une soixantaine de morts, parmi lesquels quelques victimes du « plan canicule » (morts suite à une hyperhydratation…).
[6] Note au 3 septembre 2013. Par contre, « les morts de la canicule » est une fiction. J'ai récupéré les données pour les années 2006 à 2011, ce qui donne ce nouveau tableau mis à jour :
Année Mouvement
naturel
des décès
Différence
à la moyenne
  Année Mouvement
naturel
des décès
Différence
à la moyenne
Données 1985-2011 :534.731 Moyenne 1985-2011 :534.731
 
1985552.000+17.268  1999538.000+3.268
1986547.000+12.268 2000531.000-3.731
1987527.000-7.731 2001531.000-3.731
1988525.000-9.731 2002534.000-731
1989529.000-5.731 2003550.000+15.268
1990526.000-8.731 2004509.000-25.731
1991525.000-9.731 2005526.000-8.731
1992522.000-12.731 2006526.920-7.811
1993532.000-2.731 2007531.162-3.569
1994520.000-14.731 2008542.575+7.843
1995532.000-2.731 2009548.541+13.809
1996536.000+1.268 2010551.218+16.486
1997530.000-4.731 2011545.057+10.325
1998534.000-731 2012571.000+36.268
Comme on peut le constater, 2006 n'est pas une année de crête, loin de là.
[7] Peu après que j'écrive cela nous eumes droit à la dernière conférence « d'avant vacances » (dixit ma radio) qui illustre bien mon propos. Hormis la mise en scène (la tenir dans un des quartiers réputés sensibles) elle n'eut pas le moindre intérêt : Dominique de Villepin répéta rituellement son slogan favori selon lequel « 2006 ne sera pas une année de transition », la variante du jour étant « Il n'y a aucune pause possible. Il faut garder le rythme ! », le problème venant de ce que l'année est très entamée et ressemble de plus en plus à cette impossible pause… Après, il y a les « bons indicateurs », toujours les mêmes, qui sont la baisse du nombre de chômeurs recensés (ce qui n'induit pas que le nombre effectif de chômeurs suit la même courbe), la croissance « qui est bonne » (le ministre des finances l'indiquait « à 2 ou 2,5% ». On ne sait trop ce qu'est ce nombre : pour les analystes des divers organes s'occupant de la chose elle se situe à 0,6% ; si on considère la croissance du PIB sur un an, avec cette valeur on tourne alentour de 1,5%). Comme d'habitude encore il a expliqué que ce qui n'a pas marché cette année n'est pas de son fait, notamment, l'abandon du contrat première embauche (CPE) viendrait de ce qu'il « n'a pas remporté l'adhésion nécessaire », et non de quelque manque de concertation préalable ni d'une rédaction quelque peu révulsive pour les futurs « premiers embauchés ». Bref, l'exercice de la conférence mensuelle est un dur exercice quand on n'a pas grand chose à dire…