Milgram, I MILGRAM                    

– Milgram, I –
Libres discussions sur « l'expérience de Milgram »

"The social psychology of this century reveals a major lesson: often it is not so much the kind of person a man is as the kind of situation in which he finds himself that determines how he will act" (Stanley Milgram, 1974)[*]

Introduction

 E n 1963, à l'Université Stanford, un certain Stanley Milgram fit une expérience que Normand Baillargeon décrit ainsi :

« L'expérience de Milgram
Nous sommes au milieu des années soixante, à l'Université Yale. Vous avez répondu à une petite annonce parue dans un journal et vous vous présentez au laboratoire de psychologie pour participer à une expérience portant sur les effets de la punition sur l'apprentissage. Un autre volontaire est là et un chercheur en blouse blanche vous accueille. Il vous explique que l'un de vous deux va enseigner à l'autre des suites de paires de mots et qu'il devra le punir s'il se trompe, le punir en lui administrant des chocs électriques d'intensité croissante. Un tirage au sort vous désigne comme le professeur et l'autre volontaire comme l'élève. On vous conduit dans la salle où se tiendra l'élève et on vous montre la chaise où il sera assis ; on vous administre une faible charge électrique pour vous montrer de quoi il retourne. Vous êtes présent pendant que l'on installe l'élève sur sa chaise et qu'on lui place une électrode.
Vous retournez ensuite dans la pièce adjacente avec le chercheur qui vous a accueilli. Il vous installe devant la console que vous opérerez. Les chocs que vous donnerez s'échelonnent de 15 à 450 volts, progressant par 15 volts. Des indications sont inscrites à côté des niveaux : “choc léger”, “choc très puissant : danger”. À partir de 435 volts il n'y a que : XXX. L'expérience commence. À chaque fois que l'élève se trompe, vous administrez un choc, plus fort de 15 volts que le précédent. L'élève se plaint de douleurs à 120 volts ; à 150 volts, il demande qu'on cesse l'expérience ; à 270 volts, il hurle de douleur; à 330 volts il est devenu incapable de parler. Vous hésitez à poursuivre ? Tout au long de l'expérience, le savant n'utilisera que quatre injonctions pour vous inciter à continuer : veuillez poursuivre ; l'expérience demande que vous poursuiviez ; il est absolument essentiel que vous poursuiviez ; vous n'avez pas le choix, vous devez poursuivre.
Vous l'avez deviné : le tirage au sort était truqué, l'élève est un complice, un comédien qui mime la douleur. Bref : c'est vous qui êtes le sujet de cette expérience. Avant de la réaliser, Milgram a demandé à des adultes des classes moyennes, à des psychiatres et à des étudiants, jusqu'où ils pensaient qu'ils iraient. Il leur a aussi demandé jusqu'où ils pensaient que les autres iraient. Personne ne pensait aller, ou que les autres iraient, jusqu'à 300 volts. Mais lors de l'expérience menée avec 40 hommes, âgés de 20 à 55 ans, 63% allaient jusqu'au bout, administrant des décharges de 450 volts »[1].

Il décrit juste après cette autre expérience :

« L'expérience de Asch
Vous êtes encore une fois volontaire pour une expérience. On vous conduit dans une pièce où se trouvent neuf chaises disposées en demi-cercle. On vous installe sur l'avant-dernière et peu à peu tous les sièges sont occupés par d'autres participants. On vous projette alors deux cartes simultanément. Sur la première figure une seule ligne, de huit pouces ; la deuxième comporte trois lignes, de 6, 8 et 10 pouces respectivement. On vous demande d'identifier la ligne de la deuxième carte qui correspond à la ligne de la première carte. Facile comme tout ! Les participants situés à l'autre bout du demi cercle se prononcent avant vous. Stupeur : ils ne donnent pas la bonne réponse. Tous optent pour la mauvaise ligne. Bien entendu, ce sont tous des complices, encore une fois. La question est : que ferez-vous à votre tour de parler ?
Ici encore, les résultats de l'expérience, de manière consistante, ont été troublants. Plus du tiers des sujets se ralliaient à l'opinion du groupe ; 75% se ralliaient au moins une fois ».

L'analyse habituelle de ces expériences est qu'elles démontrent les mécanismes de la “soumission à l'autorité”. Or ce n'est qu'une composante des motivations des personnes qui y participent, et pour celle qui nous occupe, accepter ou non d'aller au bout ne dépend pas que de cela. Le graphique suivant peut induire une tout autre analyse :

Facteurs qui influencent l'obéissance
Milgram a modifié plusieurs facteurs dans son programme de recherche. Sans ordres d'un expérimentateur, moins de 3% des participants ont montré une obéissance complète. Pourtant, dans les conditions standards de base, 65% des participants, hommes et femmes, suivaient les ordres. Pour identifier les facteurs qui pourraient réduire ce niveau, Milgram modifia la localisation de l'expérience, le statut de l'autorité, la proximité de la victime au participant et la présence de complices qui se disputent.Les effets de ces variations sont exposés ici. (Milgram, 1974).

Contrôle - Pas d'ordre
Base - Hommes
Base - Femmes
Bâtiment de bureaux
Personne ordinaire responsable
Expérimentateur distant
Victime dans la même salle que le participant
Participant requis de toucher la victime
Deux complices se disputent
Pourcentage de personnes qui ont obéi jusqu'au bout

Les impétrants vont donc le moins loin quand leur responsabilité est engagée ; avec le responsable en titre (« l'expérimentateur ») distant, il y a une baisse significative de jusqu'au-boutisme, divisé par trois : si la « soumission à l'autorité » prédominait, sa localisation ne devrait pas tant intervenir ; ceci porte à croire que la décision des « professeurs » se détermine sur la responsabilité effective : avec le responsable en titre présent le « professeur » a la ressource de dire « je n'ai rien fait » ; son éloignement ne permet pas le doute. Je ne crois pas que ce soit la (supposée) « moindre autorité » de la « personne ordinaire » qui réduise du même niveau le jusqu'au-boutisme, j'ai plutôt tendance à croire que cela vient de ce que cette personne n'est pas « le responsable en titre » : mon expérience m'a souvent montré qu'on peut obéir à une « personne ordinaire », un sous-fifre intégral, si l'on a l'assurance qu'il sera considéré comme responsable en cas d'erreur.

En soi « l'expérimentateur » n'est pas moins « ordinaire » que le pousseur de boutons, mais est plus responsable ; on peut présumer sans grand risque que la personne « ordinaire » n'était pas présentée ainsi mais bien plutôt « irresponsable », une interaction du genre : le « responsable » invoque une raison pour s'éclipser et présente son remplaçant comme un laborantin qui va surveiller l'expérience et non pas la diriger, bref, quelqu'un ayant en gros la même position que le « professeur ».

Incidemment, cette expérience montrait dès 1963 que femmes et hommes sont égaux devant la « soumission à l'autorité » et le consentement à administrer la douleur. J'écris ça parce que, dans mon contexte actuel (le 15/05/2004), les bonnes âmes s'étonnent de ce que, en Irak, les femmes soldats s'adonnèrent autant les hommes à la pratique de la torture et de l'humiliation.

Incidemment encore, le postulat « les conditions standards de base [où] 65% des participants, hommes et femmes, suivaient les ordres » est une interprétation qui suit l'idée de Milgtam que cette expérience est celle la plus représentative, ce qui n'est pas évident, selon moi toutes sont représentatives. Pour reprendre la citation de Milgram, « La psychologie sociale de ce siècle a offert une leçon importante : le plus souvent ce n'est pas tant le genre de personne qu'est un homme que le genre de situation dans laquelle il se trouve qui détermine la manière dont il agira ». Ce qui implique que toutes les variantes sont représentatives ou plus précisément, que l'ensemble de ces variantes valide l'assertion, c'est bien « le genre de situation dans laquelle [un homme] se trouve qui détermine la manière dont il agira », ergo il n'y a donc pas de variante plus représentative qu'une autre.

L'expérience de Milgram… L'Europe ne s'intéresse guère à l'un de ses aspects qui occupe énormément les scientifiques Nord-Américains, la question de l'éthique. Non pas les considérations éthiques qu'elle peut susciter, mais l'aspect éthique de son protocole. Alors que l'on trouve des dizaines d'articles venant des États-Unis et du Canada sur cela. Avec au moins trois approches différentes : l'objet, les conditions, la « duperie »[2]. Différentes, mais parfois complémentaires.


Une expérience peu éthique ?

Certains auteurs s'interrogent sur la valeur éthique, en soi, de vouloir déterminer si des sujets, dans certaines conditions, peuvent se laisser aller à des comportements qui ressortent de la torture, avec l'idée qu'on devrait s'interdire de chercher la réponse à certaines questions. Une attitude plus morale qu'éthique, mais par ces temps on confond souvent les deux – y compris dans les réputés « comités de bioéthique ». Une approche bien sûr fort peu intéressante : importe, non pas ce dont on traite, mais comment et pourquoi on le traite. Pour le “comment”, il y a les conditions de réalisation d'une expérience, et la manière dont on informe ses sujets de ce qui se passe. En papillonant sur Internet, j'ai constaté que beaucoup d'auteurs rapprochent cette expérience et les expérimentations auxquelles se livrèrent certains réputés scientifiques dans les camps de concentration, les prisons et les asiles d'aliénés, durant la période nazie ; bien qu'excessif, ça met en avant ceci : jusqu'à quel point « l'expérience de Milgram » est-elle scientifique ;? Le protocole répond-il à des critères méthodologiques scientifiquement valides ? En ceci on pourrait donc rapprocher cette expérience de celle des « savants » nazis : il se peut que « l'expérience de Milgram » ne soit scientifique que par sa méthode, et non par ses buts ou ses présupposés. Ceux qui rapprochent les deux choses ont tranché, et ont déterminé que « l'expérience de Milgram » n'a pas les critères de la scientificité, et un peu à la manière des « pro-vie » mettant à équivalence l'avortement et les camps d'extermination, assimilent allègrement ce travail de Milgran avec celui de Menguele et consorts. Mais la question de la « duperie » me semble la plus importante.

Bien sûr, elle a un rapport à la scientificité : jusqu'à quel point tromper les sujets quant aux tenants « réels » de l'expérience fausse-t-il les résultats ? Daphne Maurer, autrice du texte indiqué note 2, s'interroge sur l'aspect « conséquences pour les sujets » mais ne semble pas, du moins dans ce compte-rendu, s'intéresser à la valeur scientifique de la « duperie » ; manière implicite de considérer que si elle est éthiquement condamnable, du moins ses résultats sont scientifiquement valides. Ce qui n'est pas de la première évidence. Isabelle Stengers met bien en avant le fait :

« Faut-il, pour souligner qu'ici science et éthique sont unis de manière indissoluble, rappeler l'expérience où Stanley Milgram créa, au nom de la science psychologique, les conditions où des individus normaux allaient devenir des bourreaux ? Faut-il également, pour rappeler que la question éthique, ici, est toujours en même temps une question technique, souligner que l'expérience dite de Milgram n'a pas produit de témoins fiables ? Elle n'a conféré aucune autorité à un énoncé particulier mais a bien plutôt reproduit, dans un cadre expérimental, la perplexité à laquelle nous contraint l'histoire. Les sujets-bourreaux de Milgram se savaient au service de la science, et ce savoir a pour conséquence que l'expérience, qui était censée se borner à mettre en évidence un comportement, a sans doute contribué, sur un mode incontrôlable, à le produire. Si un vivant est capable d'apprendre, c'est-à-dire aussi de se définir par rapport à une situation, le protocole qui vise à le constituer en témoin fiable sur le mode expérimental, à le contraindre à répondre de manière univoque à une question décidée par l'expérimentateur, crée un artefact »[3].

Cette considération me semble importante : si le sujet ne sait pas quel but effectif poursuit l'expérimentateur réel (Milgram) et ne connaît que le but tout aussi effectif, même si fallacieux, de l'expérimentateur fictif avec qui il est en interaction, présenté comme « l’incidence du recours à des punitions sur l’apprentissage », dans le cadre de l'expérience simulée on donne au sujet des fausses informations créant une certaine situation où il lui deviendra difficile de faire cesser l'interaction ; il y a aussi la question du public : il s'agit de personnes « intéressées », à la fois à participer à une expérience scientifique et à gagner 4 dollars de l'heure. Et peut-être intéressées à « punir » – ou être punies. Car il y a une chose que, remarquablement, on ne met jamais en évidence, car contrevenant à la doxa des « analyses » concernant cette « expérience de Milgram » : quand il s'engage, le sujet ne sait pas s'il sera professeur ou élève et considère pouvoir assumer l'un ou l'autre rôle.

Dans sa relation de l'expérience, Baillargeon écrit : « Vous l'avez deviné : le tirage au sort était truqué, l'élève est un complice, un comédien qui mime la douleur. Bref : c'est vous qui êtes le sujet de cette expérience ». Curieuse présentation, suggèrant que le « professeur » ignore qu'il est « le sujet de cette expérience ». Or, il le sait : comme l'écrit encore Baillargeon, « vous vous présentez au laboratoire de psychologie pour participer à une expérience portant sur les effets de la punition sur l'apprentissage ». Souligné par moi. J'ai parcouru des pages et des pages concernant cette expérience, mais je n'ai jamais lu, sinon dans le texte de Stengers, la mise en évidence de ce fait : le « professeur », quand il a accepté de participer, s'est mis psychologiquement dans le cas d'être un « sujet de laboratoire », il n'est pas « du côté de l'expérimentateur » mais « du côté de l'élève » et, malgré les apparences, n'est pas plus libre que le type sur la chaise de faire cesser l'expérience[4]. L'assertion selon quoi cette expérience illustrerait les mécanismes de la « soumission à l'autorité » n'est donc pas si évidente, ou du moins le serait autrement que ce qu'habituellement on entend en le disant. En fait, ça se passe avant, quand le « professeur » putatif a décidé de répondre à cette annonce[5] :


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NOUS PAIERONS 4,00 $ POUR
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Personnes recherchées pour une étude sur la mémoire

  *Nous paierons cinq cent hommes de New Haven pour nous aider à achever une étude sur la mémoire et l'apprentissage. L'étude a lieu à Yale University.
  *Chaque personne qui participera sera payée 4.00 $ (plus 50 ¢ de transport) pour approximativement 1 heure de temps. Nous avons besoin de vous pour seulement une heure : il n'y aura pas d'obligations supplémentaires. Vous pourrez choisir le moment où il vous conviendra de venir (soirs, jours ouvrés, ou weekends).

  *Aucune formation, éducation ou expérience particulière n'est requise. Nous voulons :
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AgriculteursTravailleurs indépendantsCadres
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  Tous les candidats doivent avoir entre 20 et 50 ans. Les élèves du secondaire ne peuvent être acceptés.
  *Si vous répondez à ces qualifications, détachez le coupon ci-dessous et postez-le dès maintenant au Professeur Stanley Milgram, Département de Psychologie, Yale University, New Haven. Vous serez informé plus tard des lieux et date précis de l'étude. Nous nous réservons le droit de refuser toute demande.
  *Vous serez payé 4.00 $ (plus 50¢ de transport) dès votre arrivée au laboratoire.
À :
PROF. STANLEY MILGRAM, DÉPARTEMENT DE PSYCHOLOGIE, YALE UNIVERSITY, NEW HAVEN, CONN. Je désire prendre part à cette étude sur la mémoire et l'apprentissage. J'ai entre 20 et 50 ans. Je serai payé 4.00 $ (plus 50 ¢ de transport) si je participe.

NOM (En car. d'imprimerie)...................................
ADRESSE......................................................
N° DE TÉLÉPHONE....................Heures où appeler.........
AGE...........ACTIVITÉ...............................SEXE....
POUVEZ-VOUS VENIR :
EN SEMAINE........EN SOIRÉE.........LES WEEK-ENDS............

 

Il s'est mis dans le cas de se soumettre à l'expérience. Cela en fait un sujet non représentatif. Ce n'est pas « n'importe qui », mais quelqu'un qui a fait la démarche de se prêter à une expérience de manière anonyme et contre paiement. Pour vous, je ne sais pas, pour moi je me prêterais pas à ce genre de choses. Il m'est arrivé de participer à des expériences – jusqu'ici, à titre grâcieux –, mais pas de ce genre-là ni de cette manière-là. Au fond, c'est assez curieux de postuler à une annonce pareille. Vous le feriez ? J'ai un a priori envers les psychologues, et pas du genre positif. Je précise, un a priori envers les psychologues expérimentaux : ces gens-là, s'ils ont l'idée de vous soumettre à une expérience, vous mentiront. Milgram a dit un jour une chose très drôle :

« L'idée de Orne selon laquelle les sujets faisaient seulement semblant de suer, de trembler, et de bégayer pour plaire à l'expérimentateur est pathétiquement détachée de la réalité, et équivaut à l'affirmation que les hémophiles saignent pour maintenir leur pratique aux médecins »[6].

J'ai donc un a priori défavorable envers les psychologues expérimentaux : je crois qu'ils ont une compréhension limitée de l'effectivité des rapports humains, et supposent qu'eux seuls sont capables de fausser les situations. Contrairement aux hémophiles, ses sujets peuvent « faire semblant » de suer, trembler, etc. Précisément, s'ils présument que « l'expérimentateur » l'attend, ils sont capables de provoquer en eux ces réactions. Mais comme ils savent « ce qu'il y a dans l'esprit des gens », les psychologues expérimentaux n'éprouvent pas la nécessité de mettre en cause leurs protocoles quand certains résultats, ailleurs ou même dans leur propre travail, contredisent leurs présupposés. Sur le Net, on trouve un texte très intéressant, le compte-rendu par Milgram de certaines de ses expériences, fait en 1974 (et en anglais). Intéressant, parce qu'on peut voir que Milgram n'élabore pas une analyse post mais ante : son but était de « démontrer » que les humains ont une grande capacité à se soumettre et obéir ; dans ses expériences, certains protocoles « confirment » son présupposé, donc ils sont « la norme », les situations qui tendent à l'infirmer étant des « cas particuliers non significatifs ». Or, le tableau rendant compte, un peu plus haut, des diverses situations expérimentales, montre que dans tous les cas sauf un, moins de la moitié des « professeurs » vont « jusqu'au bout », et que dans la majeure partie des situations, on tombe à un peu ou beaucoup moins d'un tiers de jusqu'au-boutistes.

Cela dit, aucun des protocoles n'est significatif, car aucun n'est réel, entendant par là : existant dans la réalité ordinaire. Puis il y a cette autre question : le public. Je plaisantais sur lui un peu plus haut, cela dit, il faut se représenter qu'on a affaire à une population spécifique qui accepte, pour une raison quelconque – les 4 dollars, la Science, la mémoire, Yale University, etc. – de participer à une expérience en tant que cobayes. La différence avec un rat ou une souris étant qu'ils se savent cobayes, qu'ils savent qu'ils participent à une simulation[7].

On notera avec intérêt que les cas où les sujets se trouvent le moins à même de considérer qu'on simule vraiment font le plus baisser le niveau de jusqu'au-boutisme : est-ce parce qu'ils ne reçoivent pas d'ordres, ou parce qu'ils doivent eux-mêmes évaluer si c'est « du vrai » ou « du faux » que les sujets sont 3% “seulement” (entre guillemets car 3% de personnes sur une population de 200 millions, ça fait déjà beaucoup) à aller jusqu'au bout ? Et à l'opposé, sont-ils obéissants ou ont-ils du mal à considérer qu'un scientifique sérieux officiant au sein de l'Université de Yale puisse mettre en péril la vie d'un sujet ? Car il ne s'agit pas, dans le protocole, d'infliger une « punition » dont le « professeur » puisse considérer qu'elle est mortifère, on l'a au contraire longuement conditionné pour avoir le sentiment, et pour tout dire la certitude, que c'est « sans danger ».

Comme le dit Isabelle Stengers, « Les sujets-bourreaux de Milgram se savaient au service de la science, et ce savoir a pour conséquence que l'expérience, qui était censée se borner à mettre en évidence un comportement, a sans doute contribué, sur un mode incontrôlable, à le produire ». Pour être clair, cette « expérience de Milgram » à laquelle Daphne Maurer accorde le statut excessif de « point repère en psychologie sociale », nous apprend au final peu sur « l'extrême volonté des adultes de suivre aussi loin que possible les ordres d'une autorité » (dixit Stanley Milgram), beaucoup sur leur capacité à participer à une interaction apparemment désagréable « pour la Noble Cause de la Science », ou quelque chose comme ça – ou, pour $4.00 de l'heure.


Éthique ou morale

L'aspect éthique de cette « expérience de Milgram » occupe donc beaucoup les Nord-Américains. Précisément, la question de la duperie. Est-il “éthique” (il y a ici encore indétermination entre éthique et morale, d'où les guillemets) de tromper un sujet sur la réalité des buts et du contexte ? Mais si on veut évaluer la capacité d'un sujet à infliger la douleur, il semble difficile de l'informer de la chose, ça risque de, que dire ? L'influencer négativement ? Entendu comme : l'inciter à ne pas aller trop loin, voire à refuser de participer à l'expérience. Disant, “Nous désirons savoir si vous pourriez, le cas échéant, faire un tortionnaire acceptable”, je ne suis pas sûr qu'on trouvera beaucoup de candidats…

Jugeant « non éthique » (ou plutôt, immoral) de ne pas informer « honnêtement » le sujet, on estimera donc « non éthique » une étude ayant le but que fixe Milgram, « déterminer quel niveau de douleur un citoyen ordinaire infligerait à une autre personne simplement parce qu'elle en recevrait l'ordre de la part d'un expérimentateur scientifique ». Il s'agit du cas où l'on postule qu'il existe des questions dont on doit s'interdire de chercher la réponse, attitude que je disais plus morale qu'éthique. Je n'ai rien contre les interdits moraux, ils structurent la société, mais ce n'est pas aux scientifiques, dans une approche « éthique », de décider de ce que peut ou non étudier la science, c'est à la société dans son entier, et pour des raisons non scientifiques. Un expérimentateur raisonnable ne peut arguer qu'il est « moralement condamnable » d'établir certains protocoles pour les réputer « non éthiques ». Mais – Isabelle Stengers le pointait – il est probable et pour tout dire quasi certain qu'une expérience « amorale » n'aura aucune valeur sur le plan scientifique. Par exemple, pour obtenir son résultat Milgram se met dans le cas d'être le tortionnaire du supposé « tortionnaire » pour l'amener à « torturer », ce qui d'évidence fausse l'expérience…

Que sont l'éthique et la morale ? Pour moi, et pour bien d'autres, les sépare leur extension et leur généralité : la morale définit les interdits constitutifs de la société et concerne des présupposés valables pour tous : elle sépare le licite de l'illicite ; plus pragmatique, l'éthique s'applique à une pratique particulière ; dans le cas de notre expérience, il apparaît immoral de soumettre un sujet à la torture (psychique) pour obtenir un certain résultat, mais c'est valable partout, et non dans la seule enceinte d'un laboratoire : un chef de service, un directeur d'administration, doivent s'interdire de torturer leurs subordonnés pour obtenir un certain résultat. Ou du moins, le devraient. Les lois sur la question tranchent d'ailleurs dans ce sens… En revanche, l'expérience ne semble a priori pas aller contre l'éthique, pour autant que ses initiateurs prennent toutes les précautions pour annuler les possibles effets nocifs de leur travail – ce qui semble ici avoir été le cas.

Il y a la règle morale, et les situations effectives. Dont la question du consentement. Contrairement à ce qu'affirme Daphne Maurer, on ne peut tenir que les torturés réels, les « professeurs », « [ne] pouvaient en réalité [pas] cesser en tout temps » : ce n'est pas parce qu'un imbécile vous dit de faire le salaud que vous ne pouvez pas arrêter de faire le salaud. Il semble donc incorrect de considérer comme un empêchement réel d'arrêter le fait que « la personne chargée de l’expérience donnait des consignes précises de poursuivre malgré l’hésitation des sujets » et d'en conclure que cette personne – l'expérimentateur fictif –, « par conséquent, ne laissait pas aux sujets la possibilité d’arrêter ». Les sujets étaient des personnes libres pouvant se servir de leur jugement pour dire « maintenant » (quel que soit ce « maintenant ») ça suffit, on arrête. Milgram décrit justement une interaction où le sujet use de son jugement :

Le sujet, Gretchen Brandt, est une attirante technicienne médicale de trente-trois ans qui travaille à l'École médicale de Yale. Elle a émigré d'Allemagne cinq ans auparavant.
À plusieurs occasions quand l'élève se plaint, elle se tourne vers l'expérimentateur tranquillement et demande, « Dois-je continuer ? » Elle retourne rapidement à sa tâche quand l'expérimentateur répond qu'elle le doit. Lors de l'administration des 210 volts elle se tourne vers l'expérimentateur, disant fermement, « Et bien, je suis désolée, je ne pense pas que je doive continuer ». Expérimentateur : L'expérience requiert que vous continuyez jusqu'à ce qu'il ait appris toutes les paires de mots correctement.
Brandt : Il a des problèmes de cœur. Je suis désolée. Il vous l'a dit plus tôt.
Expérimentateur : Les chocs peuvent être douloureux mais ils ne sont pas dangereux.
Brandt : Et bien, je suis désolée. Je pense que quand les chocs évoluent ainsi ils sont dangereux. Vous lui demandez s'il veut s'en aller. Il est libre de le faire.
Expérimentateur : Il est absolument essentiel que vous continuyez…
Brandt : J'aimerais que vous le lui demandiez. Nous sommes venus ici de notre propre volonté. S'il veut continuer je le ferai aussi. Il vous a dit qu'il a des problèmes de cœur. Je suis désolée. Je ne veux pas être responsable pour quoi que ce soit qui puisse lui arriver. Et je ne le voudrais pas plus pour moi non plus.
Expérimentateur : Vous n'avez pas d'autre choix.
Brandt : Je pense que vous sommes ici de notre propre et libre volonté. Je ne veux pas être responsable si quelque chose lui arrive. S'il vous plaît, comprenez-le.
Elle refuse d'aller plus loin. Et l'expérience est terminée.

Comme le dit Gretchen Brandt, « Nous sommes venus ici de notre propre volonté ». Cette interaction pointe cette évidence que ce n'est pas « l'expérimentateur », et à travers lui Milgram, qui « dupent » le sujet, mais le sujet qui se dupe lui-même : ils “peuvent en réalité” arrêter l'expérience n'importe quand, poliment comme ici, ou plus vertement, mais ils le peuvent. Exit, donc, cet argument. Je trouve les deux autres étranges : « la ‘victime’ ne recevait pas en réalité des chocs » et « la ‘victime’ était en réalité un complice » : ils semblent impliquer que pour la docteureux Maurer, l'expérience eut été « éthique » si “la victime” n'avait pas été un complice, et si elle avait reçu de vrais chocs. Ce que je n'ose croire… De toute manière, ce n'est pas évident : selon moi, et comme déjà indiqué, la vraie « victime » est le sujet, qui n'est pas un « complice » et reçoit de vrais chocs, psychiques et émotionnels, et par contrecoup physiques (suées, tremblements, anxiété, etc.). Donc, de ce point de vue l'expérience est « éthique » selon les critères maurériens.

Je trouve intéressant ce compte-rendu, en ceci qu'il met en évidence quel est le « problème éthique » qui agite le plus souvent nos amis nord-américains, concernant cette « expérience de Milgram », et d'autres du même genre : la « duperie », le fait que le sujet effectif de l'expérience (ici, « le professeur ») est faussement informé quant aux buts et conditions réels de l'expérience :

« Il ne fait pas l’ombre d’un doute que ce genre de méthode soulève d’importantes questions d’éthique tel le respect des personnes et de leur droit de faire des choix volontaires lorsqu’ils participent à des expériences. Quand un choix se fonde sur des allégations mensongères, on ne peut pas dire qu’il est volontaire. Un autre aspect de l’éthique que soulève le recours à la duperie est la rupture du lien de confiance entre le chercheur et le sujet ».

Or – et en ces questions les anglo-saxons font encore plus la différence que les latins, pour qui éthique et morale sont d'acception proche[8], ou du moins l'étaient jusqu'à récemment –, « il ne fait pas l'ombre d'un doute » que ce sont là des questions de morale. Et « il ne fait pas l'ombre d'un doute » que pour avancer, la science doit s'affranchir des règles de la morale. Mais non de celles de l'éthique. Laquelle consiste entre autres à ne pas faire subir à un sujet, humain ou animal, des expériences traumatisantes si elles ne se justifient pas par la nécessité de faire progresser le savoir, donc l'humanité. Or, on ne peut pas vraiment dire que « l'expérience de Milgram » ait considérablement fait progresser le savoir. On ne peut pas vraiment le dire…

Qu'apprend-on ? Que certains humains peuvent aller assez loin dans l'obéissance aux ordres, ceux-ci seraient-ils en contradiction avec leur morale, et cela d'autant que le contexte est contraignant ? Ma foi, comme l'écrit Milgram lui-même, « Le dilemme inhérent à la soumission à l'autorité est ancien, aussi vieux que l'histoire d'Abraham, et la question de savoir si quelqu'un devrait obéir si les ordres sont en conflit avec la conscience a été discutée par Platon, mise en drame avec Antigone, et traitée par l'analyse philosophique dans presque toutes les époques ». Dit autrement, et sans aller jusqu'à Abraham, ça fait au moins 2.500 ans que les personnes qui réfléchissent sur la société ont constaté que les humains ont une fâcheuse tendance à obéir aux ordres même les pires.

Il y a la question de la « preuve empirique » : Milgram parle d'« une expérience simple pour déterminer quel niveau de douleur un citoyen ordinaire infligerait à une autre personne simplement parce qu'elle en recevrait l'ordre de la part d'un expérimentateur scientifique ». Si le taux élevé de jusqu'au-boutisme dans le protocole le plus contraignant a pu l'étonner – bien que, l'histoire nous l'apprend, peu de personnes refusent, dans de tels contextes, d'aller assez loin – on ne peut dire que l'expérience nous apprenne grand chose sur la nature humaine ou sur ce qui est à l'œuvre dans ce type de situations : s'il ne pouvait prévoir la répartition exacte des sujets allant jusqu'à tel ou tel niveau, Milgram, en inventant son protocole – la citation le montre – prévoyait le type de résultat. Comme l'écrit Gregory Bateson,

« […] J'élaborai un diagramme, pour décrire ce que je pensais être la tâche d'un homme de science. Ce diagramme me montra clairement qu'une des différences entre mes habitudes de pensée et celles de mes étudiants consistait en ceci : ils étaient toujours portés à argumenter inductivement, en allant des données aux hypothèses, mais jamais à vérifier les hypothèses, en les confrontant avec une connaissance obtenue par voie de déduction, à partir des fondements mêmes de la science et de la philosophie. […]
Beaucoup de chercheurs, surtout dans le domaine des sciences du comportement, semblent croire que le progrès scientifique est, en général, dû surtout à l'induction. Dans les termes de mon diagramme, ils sont persuadés que le progrès est apporté par l'étude des données « brutes », étude ayant pour but d'arriver à de nouveaux concepts « heuristiques ». Dans cette perspective, ces derniers sont regardés comme des « hypothèses de travail », et vérifiés par une quantité de plus en plus grande de données ; les concepts heuristiques seraient corrigés et améliorés jusqu'à ce que, en fin de compte, ils deviennent dignes d'occuper une place parmi les « fondamentaux ». A peu près cinquante ans de travail, au cours desquels quelques milliers d'intelligences ont chacune apporté sa contribution, nous ont transmis une riche récolte de quelques centaines de concepts heuristiques, mais, hélas, à peine un seul principe digne de prendre place parmi les « fondamentaux ».
Il est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie sont complètement détachés du réseau des « fondamentaux » scientifiques.
On retrouve ici la réponse du docteur de Molière aux savants qui lui demandaient d'expliquer les « causes et raisons » pour lesquelles l'opium provoque le sommeil : « Parce qu'il contient un principe dormitif (virtus dormitiva) ». Triomphalement et en latin de cuisine.
L'homme de science est généralement confronté à un système complexe d'interactions, en l'occurrence, l'interaction entre homme et opium. Observant un changement dans le système – l'homme tombe endormi –, le savant l'explique en donnant un nom à une « cause » imaginaire, située à l'endroit d'un ou de l'autre des constituants du système d'interactions : c'est soit l'opium qui contient un principe dormitif réifié, soit l'homme qui contient un besoin de dormir, une « adormitosis » qui « s'exprime » dans sa réponse à l'opium.
De façon caractéristique, toutes ces hypothèses sont en fait « dormitives », en ce sens qu'elles endorment en tout cas la « faculté critique » (une autre cause imaginaire réifiée) de l'homme de science.
L'état d'esprit, ou l'habitude de pensée, qui se caractérise par ce va-et-vient, des données aux hypothèses dormitives et de celles-ci aux données, est lui-même un système autorenforçant. Parmi les hommes de science, la prédiction passe pour avoir une grande valeur et, par conséquent, prévoir des choses passe pour une bonne performance. Mais, à y regarder de près, on se rend compte que la prédiction est un test très faible pour une hypothèse, et qu'elle « marche » surtout dans le cas des « hypothèses dormitives ».
Quand on affirme que l'opium contient un principe dormitif, on peut ensuite consacrer toute une vie à étudier les caractéristiques de ce principe : varie-t-il en fonction de la température ? dans quelle fraction d'une distillation peut-on le situer ? quelle est sa formule moléculaire ? et ainsi de suite. Nombre de questions de ce type trouveront leurs réponses dans les laboratoires et conduiront à des hypothèses dérivées, non moins dormitives que celles de départ.
En fait, une multiplication des hypothèses dormitives est un symptôme de la préférence excessive pour l'induction ; c'est une telle préférence qui a engendré l'état de choses présent, dans les sciences du comportement : une masse de spéculations quasi théoriques, sans aucun rapport avec le noyau central d'un savoir fondamental  ».

Apparemment, Stanley Milgram passa une partie de sa vie à étudier la virtus dormitiva de « la soumission à l'obéissance », ou l'adormitosis de l'incapacité des humains à contredire « l'autorité ».

Finalement, une seule question éthique me semble valable ici : a-t-on le droit de soumettre un sujet humain à un stress important, assimilable à une torture, au risque que le sujet, persuadé d'avoir provoqué la mort d'une personne, se suicide par remords, cela dans le seul but de vérifier que ce qu'on sait est bien ce qu'on sait ? Le reste, la « duperie », n'est que vétille d'un inintérêt profond, qui ne peut faire parler que ces « scientifiques » sauce inductive peuplant les « comités d'éthique ».

L'éthique s'appuie sur la morale mais en diffère en ceci qu'un individu peut décider, dans le cadre de son activité sociale, de passer outre certaines règles de la morale ordinaire pour autant que son “éthique (ou déontologie) professionnelle” l'amène à considérer qu'il le doit, pour le bien de la société. Je ne crois pas qu'il soit « moral » de faire des expériences en « double aveugle » (avec certains patients « traités » par un placebo) dans le domaine du médicament, on n'est pas toujours assuré que cela n'aura pas des conséquences néfastes sur les sujets ; mais si les sujets sont libres et consentants, on considère cela au moins éthique. Et on ne se pose pas la question qui inquiète Daphne Maurer, « s’il n’y a aucune autre façon d’obtenir les renseignements recherchés » que par la duperie. On se retrouve ici avec la même vieille question des fins et des moyens : une « bonne » fin justifie-t-elle de « mauvais » moyens ? Et un moyen est-il « bon » ou « mauvais » en soi ou en ses conséquences ?

Qu'est-ce qui pose problème : la duperie ou le fait qu'un nombre important de sujets – en tout cas au moins un par protocole – commirent une action réputée mauvaise ? Un scientifique honnête doit considérer que tous les chercheurs sont amenés à introduire une indétermination dans leur travail pour pouvoir découvrir quelque chose de nouveau qui nous éclaire sur notre univers ; concernant les sciences dites exactes, ça ne pose pas de problème éthique particulier, puisqu'au pire les risques sont encourus par le chercheur lui-même[9] ; mais dès qu'on est dans le domaine du vivant, et plus encore celui des sciences humaines et sociales, cette indétermination peut avoir un effet non souhaitable sur les sujets. Dans presque toute expérience on est en fait confronté à ce problème, pour ces domaines, avec ou sans duperie : expérimenter sur le vivant et sur l'humain, c'est prendre un risque non mesurable pour l'individu ou l'environnement, avec des conséquences parfois désastreuses. Maintenant, si l'on veut progresser dans la connaissance du vivant et de l'humain il faut bien en passer par là. On y revient, il s'agit de morale : une société doit-elle tolérer des recherches dans des domaines qui la mettent gravement en danger, dans l'espoir d'une hypothétique retombée positive de ces recherches ? Jusqu'ici, il semble que les sociétés tendent à considérer que oui. Quitte à punir les chercheurs quand ils provoquent des catastrophes ou obtiennent des résultats socialement indésirables.


« L'expérience de Milgram » ne m'apparaît ni « éthique » ni scientifiquement valide. Mais nombre d'expériences en sciences humaines ne sont pas « scientifiques » ; en ces domaines le chercheur a une double fonction : améliorer les connaissances sur les humains et leurs sociétés et alerter la société sur certaines de ses caractéristiques, « bonnes » ou « mauvaises ». Plus qu'un chercheur voulant étudier un fait de science, Milgram fut ici un philosophe dans la lignée d'Hanna Harendt qui utilisa les instruments de la psychologie expérimentale pour montrer la validité des arguments de la penseuse sur la banalité du mal. Selon moi, il avait la réponse à sa question avant de faire son expérience. Écrivant que « pour beaucoup de gens l'obéissance est une tendance comportementale profondément enracinée, et assurément une puissante impulsion pour effacer l'éducation en éthique, sympathie et conduite morale », il expose non tant ses découvertes que son point de vue initial sur le sujet : il a créé des conditions de « soumission à l'obéissance » où les sujets agiront, selon ce qu'ils peuvent en savoir, à l'encontre de leur propre morale, en présupposant que « beaucoup de gens » le feraient. Éthiquement, « l'expérience de Milgram » n'est pas défendable (pour le redire, elle est scientifiquement invalide) ; pour la morale ordinaire, elle est douteuse : il y a bien un, et même deux tortionnaires, « l'expérimentateur » et « l'élève », qui par leur action créent un trouble important et traumatisant chez « le professeur » ; socialement ou, dit autrement, pour une morale supérieure, « philosophique », elle a son intérêt : mettre radicalement à bas cette idée saugrenue mais courante selon laquelle les tortionnaires sont « des monstres inhumains et amoraux », ou, variante, « des bêtes immondes ». Le tortionnaire est un humain banal, et moral, ayant des états d'âme quand il torture. Mais « il le doit ». Pour respecter l'ordre ou les ordres, et parce qu'il a une haute conscience de son devoir. Dans la page « Peut-on vouloir le mal ? » du site philocours.com, on a une bonne approche de la question, je crois. Et dans la partie II-B, « La banalité du mal ? (H. Arendt) », on a je crois une meilleure approche de la question que dans les « analyses » de Milgram. L'auteur écrit :

« Quel enseignement tirer de ces expériences ? Que "des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents d’un atroce processus de destruction". Les (véritables !) sujets de l’expérience de Milgram n’ont pas réellement torturé, mais ils ont cru le faire. Cette violence leur répugnait, et ils le disaient, mais ils ont accepté dans leur majorité d’en être les agents, et de déléguer leur responsabilité personnelle à l’université. Dans le conflit de valeurs où ils étaient placés, ils ont fait passer la légitimité conférée par l’autorité scientifique avant les principes moraux qu’ils avaient conscience de trahir »

Je dis que Milgram est dans la lignée de penseurs comme Harendt, c'est vrai et faux : s'il semble considérer la personne qui « fait le mal » banale, ordinaire, « n'importe qui », que ni elle n'est un monstre, ni elle n'a besoin de légitimer sa conduite par ses convictions sociales, politiques ou religieuses, que simplement, elle « fait le travail pour lequel on la paie » ou « pour lequel elle s'est engagée », compte non tenu des conséquences possibles (ici, mort de l'élève), il est cependant dans la lignée de Platon plutôt que d'Aristote, et interprète son expérience sous l'angle de la « soumission de l'individu au groupe » plutôt que sous celui de la « libre décision d'un sujet autonome ». La deuxième interaction qu'il décrit est significative : dans les deux moments où le sujet “Prozi” considère que « quelque chose de mauvais risque d'arriver », il s'inquiète avant tout de savoir « qui est responsable ? » Donc, il ne se soumet pas aveuglément à l'autorité mais le fait sous condition, précisément la condition expresse qu'on ne le tiendra pas pour responsable en cas de pépin. Milgram dit que “Pozy” est représentatif de nombre de sujets, ce que j'ai tendance à croire, et on voit qu'au contraire de ce qu'il nous propose, les points qui inquiètent “Prozi” ne sont pas « agir contre sa morale » et « obéir aux ordre », mais « agir selon les règles » et « ne pas être tenu pour responsable en cas de problème grave ».

Le troisième sujet décrit par Milgram est aussi intéressant que les précédents mais autrement : il illustre ce que j'évoquais dans un autre texte, à une époque où je n'avais qu'une connaissance superficielle – et fallacieuse – de l'expérience (ce qui prouve au moins deux choses : on n'a pas vraiment besoin de connaître les détails d'une expérience pour faire des hypothèses consistantes à son propos, et concernant cette expérience particulière, elle ne nous apprend rien que nous ne puissions savoir par d'autres moyens « plus éthiques »). J'évoquais alors le fait qu'une personne prise dans un contexte très perturbant dont elle croit (ou sait) qu'elle n'a pas les moyens de s'en extraire, devient circonstanciellement « schizophrène » : elle assume que son « moi conscient » est « ailleurs », et qu'en tout état de cause « ce n'est pas “moi” qui agis ici ». “Braverman” se décrit comme « une bonne personne […] prise dans ce qui semblait une situation de fou », or l'analyse de son comportement ferait plutôt dire que Braverman, pris dans cette situation, « devient fou », se comporte « comme un fou ». La situation n'est pas « folle », elle est perturbante mais d'une certaine manière « normale » : “l'expérimentateur”, dans son obsession de mener l'expérience jusqu'au bout, ne tient compte ni des plaintes de “l'élève”, ni des protestation du “professeur”, ce qui n'est pas particulièrement anormal. Par contre, est anormal pour “le professeur” d'adhérer autant au point de vue de “l'expérimentateur”, et de mener l'expérience très au-delà de ce qui lui semble « normal ». Il s'en sort justement en considérant positivement être « hors de la situation » : ce n'est pas lui qui agit, mais « la situation ». Ce qui remet de nouveau en cause l'analyse « soumission à l'autorité » que développe Milgram : Braverman a mis en place un mécanisme psychique lui faisant considérer qu'il n'est plus en train d'obéir à des ordres qui lui semblent ne pas devoir être exécutés. Il se décrit comme étant dans la situation de « n'avoir aucun secours et d'être pris dans un ensemble de circonstances où je ne pouvais rien changer et où je ne pouvais pas essayer d'aider ». Effectivement ce n'est pas exact, et l'exemple de Gretchen Brandt montre que le « professeur » peut changer les circonstances et peut aider. Factuellement ça l'est, pour la raison dite qu'à un moment, Braverman s'isole de la situation et agit d'une manière quasi schizophrénique.

Gregory Bateson explicita quelques années auparavant ce qui se passe dans ce genre de situations quand il développa, avec quelques autres, la théorie de la double contrainte (double bind, “double lien”), exposée dans un article au titre significatif : « Vers une théorie de la schizophrénie ». Il la décrit ainsi :

« Non seulement il est plus sûr pour la « victime », d'une double contrainte d'opérer un glissement vers un ordre ou un message métaphorique, mais elle peut encore préférer, quand elle se trouve dans une situation inextricable, se mettre dans la peau d'un autre ou soutenir qu'elle est ailleurs. La double contrainte ne peut, dès lors, agir sur la « victime », puisqu'elle n'est pas elle-même et qu'en plus elle n'est pas là. Autrement dit, les propos qui témoignent du trouble d'un patient peuvent être interprétés comme des moyens d'autodéfense contre la situation dans laquelle il se trouve […].« 
« C'est là une autre façon de dire que, si un individu ne sait pas identifier le genre des messages qu'il reçoit, il peut se défendre par des moyens décrits classiquement comme paranoïdes, hébéphréniques ou catatoniques […] »[10].

L'idée est donc qu'un individu qui se trouve pris dans un choix impossible tend à « ne pas choisir ». Effectivement ça ne se passe pas ainsi : « ne pas choisir » c'est tout de même choisir – choisir de ne pas choisir. Factuellement, c'est cependant ce qui se passe, pour l'individu contraint et celui qui contraint : le sujet se sort de ce choix impossible en ne disant rien ou en parlant d'autre chose que celle concernée dans l'interaction. Une stratégie d'évitement, dira-t-on. Notre brave Braverman est dans ce schéma : se trouvant, comme il le dit, dans « une situation impossible », il agit d'une manière non conforme à celle prévisible, et se met à « rire bêtement » en « masquant son rire » à l'expérimentateur. Il a une attitude démente. Ce qui, dans une situation « normale », devrait amener l'expérimentateur à interrompre les choses car, qui aurait envie de travailler avec un dément ?

La dernière interaction est significative d'autre chose : la labilité d'une notion comme « la moralité », très dépendante des contextes éducatifs sociaux et/ou familiaux. On peut certes analyser l'attitude de “Batta” sous l'angle de la « soumission à l'autorité » – en gros, Batta « a été conditionné à obéir aveuglément » –, ou sous celui du « respect du travail bien fait » et de la parole donnée. L'attitude de Batta, que Milgram décrit comme déférente et soumise envers l'expérimentateur, n'induit pas que le sujet va jusqu'au bout « par soumission », ou du moins « soumission à l'autorité » mais bien plutôt, la soumission à ce qu'il considère avoir été son engagement. Il « respecte sa parole ». Or, qu'y a-t-il de plus « moral » que ce respect de la parole donnée, que « l'honneur » ? Milgram tend à nous présenter cette interaction comme celle ayant lieu avec une sorte de « sous-homme », qui a du mal à comprendre et suivre les instruction, au « visage […] qui exprime un évident manque de vivacité », et montrant « une impassibilité de robot ». Bref, la personne idéale pour faire un bon tortionnaire sans états d'âme. Or des états d'âme, Batta en a, la preuve, « à la fin de la session il dit à l'expérimentateur combien il a été honoré de l'aider, et en un moment de contrition, remarque, “Monsieur, désolé que ça n'ait pu être une expérience complètement réussie” ». Il a de la moralité. Sans doute plus que “Braverman”, car il ne transige pas avec ses valeurs…


Pour revenir brièvement à la question de l'éthique, l'article même de Milgram prouve indirectement qu'il n'a pas conçu son protocole de manière strictement scientifique, sans l'infléchir pour obtenir un résultat conforme avec ses a priori : son but est de « démontrer » que les humains ont une forte tendance à se soumettre à l'autorité jusqu'à mettre en péril, tant leurs valeurs morales que la vie d'un tiers ; on peut considérer que cette « démonstration » est un échec, car pour obtenir son résultat le plus spectaculaire (les 67% de jusqu'au-boutistes) il est amené à faire pratiquer la torture par ses deux expérimentateurs (comme le dit Daphne Maurer, il y a « un intervenant qu’il vaudrait la peine d’entendre, mais qui est absent du débat polarisé, c’est le complice », lequel est in fine un expérimentateur), ce qui d'évidence fausse complètement les résultats. Finalement, « la réalité » doit se trouver quelque part entre 10% et 20%, entre « deux complices qui se disputent » et « personne ordinaire responsable » : dans une situation « normale » (c'est-à-dire, en tout lieu sauf une prison, une caserne ou un labo de psycho expérimentale), on a affaire à un sous-fifre ou à deux « chefs » ou plus aux visées contradictoires. Ce qui rejoint une de mes hypothèses : dans une population « normale » (c.-à-d., compte non tenu des débiles et des malades mentaux chroniques), on a environ 15% de personnes ayant une socialisation, disons, « défectueuse », et capables d'un comportement considéré anormal dans un contexte considéré normal, et au plus 5% de personnes « asociales », capables d'un comportement anormal dans un « contexte zéro » (ici, le cas du « professeur » laissé totalement à sa propre initiative, sans aucun contrôle).

Sinon, dans la littérature concernant « l'expérience de Milgram », une chose n'apparaît pas : les candidats testés forment-ils l'ensemble des candidats, ou la seule partie de ceux qui acceptèrent de participer ? Je veux dire : Milgram et ses commentateurs ne précisent jamais, ni s'il accepta les quarante premiers candidats qui se présentèrent ou seulement une partie des candidats, ni si parmi les candidats tous acceptèrent de participer après explication du protocole, ou si certains se désistèrent. Si l'un et/ou l'autre cas sont vrais, ça fausse la validité de l'étude, surtout dans le second cas, où l'on devrait spécifier que tant pour cent de candidats se refusent totalement à entrer dans un processus de ce genre. Ce qui me paraîtrait aussi significatif que le « résultat » ordinairement discuté.

Cette expérience eut cependant des retombées sociales intéressantes. Le scientifique humain ou inexact est donc à la fois ou alternativement un scientifique et un philosophe. Comme scientifique il donne à la société des éléments pour mieux comprendre le monde, comme philosophe il donne des outils lui permettant de mieux réfléchir à la condition humaine. Milgram semble un piètre scientifique mais un bon philosophe : son expérience ne nous apprend pas grand chose sur les comportements humains – en fait, rien – mais fut en revanche un puissant outil pour mettre radicalement en cause certains préjugés sur « la nature humaine », positifs (rousseauisme, leibnizianisme [sic !]) ou négatifs (dans la lignée de l'idéalisme déceptif commençant avec Platon). Il y a cependant une retombée, disons, scientifique pour cette expérience, mais pas du genre qu'anticipait Milgram – du moins, je le présume… C'est l'expérience même, et non son résultat, qui fut pleine d'enseignement pour certaines personnes : dans un autre texte j'ai commencé une description de la guerre en Irak comme une sorte de vaste « expérience de Milgram » – cela avant qu'on nous abreuve d'images « incroyables » d'Irakiens torturés par les troupes de « la Coalition ». Jusqu'en 1963 la « soumission à l'autorité » était utilisée par les « expérimentateurs » de manière bricolée, intuitive ; Milgram produisit à cette date un protocole reproductible et fiable de « conditionnement efficace à l'exécution d'ordres moralement réprouvables », qui dispense de chercher des convaincus, des personnes prêtes à aller très loin dans la soumission aux ordres « pour le parti » ou « pour la patrie ». Plus besoin de mise en condition spécifique, le conditionnement social « normal » suffit.

[…]


[*] "La psychologie sociale de ce siècle a offert une leçon importante : le plus souvent ce n'est pas tant le genre de personne qu'est un homme que le genre de situation dans laquelle il se trouve qui détermine la manière dont il agira" (Stanley Milgram, 1974).
Citation tirée d'une page dont c'est le titre, et faisant une brève biographie de l'auteur.


[1] Normand Baillargeon, « Le Petit cours d'auto-défense intellectuelle », partie III, in AO ! Espace de la parole, avril 2002. Baillargeon est un auteur assez intéressant, et on peut retrouver ses chroniques pour AO ! Dans les pages importées de ce site.
[2] Je reprends le terme d'un compte-rendu d'une sorte de colloque, trouvé sur Internet, et émanant du “Conseil national d'éthique en recherche chez l'humain du Canada” (ils appellent ça une « retraite »). On trouvera ce compte-rendu ici. J'en ai localement repris la partie qui m'intéresse, celle sur la « duperie » justement, qu'on trouvera en cliquant sur ce lien.
[3] Isabelle Stengers, Qui est l'auteur ?
[4] Je développe même l'idée, par après, que « l'élève » a factuellement bien plus de moyens de faire cesser l'interaction, puisqu'il est bien plus et bien mieux informé des tenants de tout ça.
[5] C'est une reproduction/traduction aussi fidèle que possible de l'annonce originale, que voici :

[6] En version originale : « Orne's suggestion that the subjects only feigned sweating, trembling, and stuttering to please the experimenter is pathetically detached from reality, equivalent to the statement that hemophiliacs bleed to keep their physicians busy ».
[7] À voir cependant si rats et souris n'en ont pas conscience, je veux dire : rats et souris sont capables d'apprentissage, donc si on soumet un de ces animaux à une interaction répétée il finit par savoir ce qui doit être réalisé pour parvenir à un certain résultat, c'est même ce processus qui permet de mettre en place des réflexes conditionnels. On peut donc dire que même un rat ou une souris de laboratoire finissent par avoir une certaine compréhension de leur statut de cobaye d'une expérience.
[8] Mon Petit Larousse m'indique que la morale est l'« ensemble de normes, de règles de conduite propres à une société donnée » et l'éthique ce « qui concerne les principes de la morale ». Dit autrement, éthique et morale sont des synonymes.
[9] Ce n'est pas strictement vrai – cas par exemple des essais de bombes atomiques et d'armes plus généralement - mais quand un physicien ou un chimiste font des expériences au laboratoire, les risques qui se révéleraient ne sont pas envisagés comme tels, tandis qu'un biochimiste qui teste une molécule sur des humains, un psychologue expérimental qui mène une expérience telle celle de Milgram, intègrent dans leur travail qu'ils font sciemment courir un risque à leurs sujets.
[10] Article « Vers une théorie de la schizophrénie », dans Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit, traduit de l'Anglais par Perial Drisso, Laurencine Lot et Eugène Simion, Éditions du Seuil, Paris, 1977