ftSite OMH - Milgram II - À quoi sert la psychologie expérimentale et comment s'en sert-on ?

Milgram, II MILGRAM                    

– Milgram, II –
À quoi sert la psychologie expérimentale et comment s'en sert-on ?

"The social psychology of this century reveals a major lesson : often it is not so much the kind of person a man is as the kind of situation in which he finds himself that determines how he will act" (Stanley Milgram, 1974)[*]


Une analyse “incorrecte” de « l'expérience de Milgram »

 L a majorité des personnes qui discutent de cette expérience en ont une perception univoque, souvent approximative, voire fausse, tant dans son protocole que ses résultats. Dans les textes que j'ai collectés, les commentateurs prennent couramment la date de publication du livre La Soumission à l'autorité (1974) pour celle de la première expérience, laquelle se déroula fin 1963-début 1964. Les interprétations fausses sont multiples, à tous les niveaux (présupposés, protocoles, durée et étendue des travaux, résultats, analyses de Milgram ou d'autres…). On ne s'y étendra pas, je vous conseille une exploration erratique d'Internet à partir de la recherche "stanley milgram" ou "expérience de milgram" (ou "milgram experiment", au choix), vous constaterez qu'on le met un peu à toutes les sauces. C'est le lot des personnes qui acquièrent une grande renommée — et même une petite — que de se trouver exploitées un peu ou beaucoup n'importe comment.

J'appelle perception approximative le fait de reprendre, non les faits mis en évidence par l'expérience, mais les « analyses » prédigérées sur elle. La frontière est parfois mince entre les perceptions approximative et fausse. Par contre, il est simple de définir ce que j'appelle perception univoque : 65%. Les commentateurs ne s'intéressent pour l'essentiel qu'à un et un seul résultat, celui que donne le protocole maximalisant où l'on obtient le taux le plus spectaculaire de jusqu'au-boutisme, de 60% à 85% selon les dates et les lieux. Or le tableau ci-dessous donne une autre perception des choses :


Ce tableau indique les divers résultats que donna l'expérience selon les variations de public (hommes ou femmes), de conditions initiales ou de protocole. On veut voir que ceux-ci sont très écartés. Dans des variantes ultérieures, on obtint même un taux de « jusqu'au-boutisme » de plus de 90%.
Contrôle - Pas d'ordre
Base - Hommes
Base - Femmes
Bâtiment de bureaux
Personne ordinaire responsable
Expérimentateur distant
Victime dans la même salle que le participant
Participant requis de toucher la victime
Deux complices se disputent

L'expérience de Milgram est plus riche et complexe que ce constat limité, 65%. Mais ça n'intéresse pas la plupart des commentateurs qui s'attachent moins à l'expérience qu'à ce nombre catastrophique, « 65% de jusqu'au-boutistes ». Ceux qui s'en emparent participent en général de ce courant idéaliste se reliant au platonisme, qu'on pourrait désigner comme philosophie déceptive ou pessimiste, avec cette conception a priori d'humains intrinsèquement mauvais, d'une majorité de l'humanité « basse » — “dans la caverne” —, et apprécient que ce 65% vienne “idéalement” (cas de le dire) confirmer leur a priori négatif. Peut-être que les partisans de la philosophie Leibnizienne préfèrent le nombre opposé de 3% : les humains, laissés à eux-mêmes, sont « fondamentalement bons ». Selon toute apparence la philosophie dominante — peut-être à 65%… — serait plutôt idéaliste et pessimiste. Je n'ai pas vraiment d'opinion là dessus car je m'intéresse très modérément à la philosophie, du moins celle spéculative. Ce qui ne m'empêche pas de lire régulièrement Platon : comme philosophe je ne sais pas ce qu'il vaut mais comme dramaturge et humoriste il est de première et me fait beaucoup rire.

Donc, 65% de salauds ou, variante, 65% d'imbéciles. C'est l'idée générale. Non celle de Milgram, mais celle des multiples commentateurs qui s'intéressent à ce seul résultat. C'est selon ce à quoi ils s'attachent : obéir ou bien pousser le bouton des 450 volts. Prenez l'auteur que je citais au début de la première partie, Normand Baillargeon : outre la description assez correcte de l'expérience, il y a un commentaire, du genre « ce qu'il faut en penser ». Et que faut-il en penser, selon lui ? Voici :

« Les détails de l'expérience, sur lesquels nous ne pouvons nous étendre ici, donnent froid dans le dos […]. Cette étude expérimentale de la soumission à l'autorité reste une contribution incontournable à notre connaissance de la nature de l'autorité et de son pouvoir à nous faire agir de manière irrationnelle. La leçon que doit retenir le penseur critique est la suivante : Ne jamais, jamais accepter de prendre part à une expérience de psychologie à l'Université Yale. Non, ce n'est pas ça. Bon… J'y suis : il faut penser avant d'obéir, toujours se demander si ce qu'on nous demande est justifié, même si la demande provient d'une autorité prestigieuse ».

L'aspect « soumission à l'autorité » prime donc ici. Le background de l'auteur explique la chose : un anarchiste très axé sur « l'autorité », « le pouvoir », « le contrôle social », et pas vraiment en faveur de tout ça. D'où sa leçon : méfiez-vous de l'autorité. “La preuve” : 65% d'obéissants. Il m'amuse que ce qu'il présente comme une plaisanterie serait, sinon “la”, du moins une des leçons à retenir : « Ne jamais, jamais accepter de prendre part à une expérience de psychologie à l'Université Yale ». Ni dans aucune autre d'ailleurs, ni même hors Université. À l'autre extrémité J.-C. Cabanel, dans la page « Les théories de la nécessité de l'organisation sociale » (qu'on trouvera aussi sur ce site même), discute de l'expérience dans le contexte d'un passage plus général sur l'obéissance. Sensiblement, Cabanel appartient à la catégorie des penseurs qui considèrent que l'humanité est et doit être répartie en deux groupes principaux, ceux qui dirigent et ceux qu'on dirige. Le passage qui précède sa description de l'expérience me semble significatif :

« Les conséquences de l'obéissance peuvent être vitales pour les groupes sociaux et les personnes qui les composent. Mais elles peuvent être également mortelles, ainsi que le démontre l'expérience bien connue de Stanley Milgram.« 
« Grâce à l'obéissance la cohésion sociale des groupes peut être assurée et/ou renforcée. Donc leur mobilisation dans le sens souhaité par les dirigeants peut être entreprise. Les conséquences peuvent en être vitales de trois points de vue : du point de vue structurel, du point de vue de l'action finaliste (de la praxis) et du point de vue du résultat final qui a été obtenu.« 
« Du point de vue structurel, il est vital que le groupe soit mobilisable parce que cohérent. Les dirigeants doivent pouvoir compter sur une masse de manoeuvre en principe constamment disponible.« 
« Du point de vue de l'action finaliste, il importe que le groupe puisse être effectivement mobilisé : il ne suffit pas que la cohérence du groupe le rende mobilisable, il faut que le degré d'obéissance obtenu soit suffisant pour que la mobilisation soit effective pour une action finaliste déterminée, pour une praxis.« 
« Du point de vue du résultat, la conséquence vitale principale résulte évidemment de la mise en œuvre de la mobilisation dans un sens positif par les dirigeants, pour un objectif positif. Or les objectifs des dirigeants ne sont pas nécessairement biophiles, ils peuvent être nécrophiles, avec les conséquences que cela peut avoir — ainsi que tendent à le démontrer les recherches du psychologue américain Stanley Milgram ».

Il est toujours étonnant de voir que d'une base conceptuelle commune les réflexions peuvent se déployer en des directions diamétralement opposées : nos deux auteurs partent d'une réflexion assez héritière du platonisme, pour aboutir à des aperçus et des conclusions irrecouvrables. Il faut dire que Platon a beaucoup écrit, et que chacun de ses lecteurs ne retient pas les mêmes parties ; disons que Baillargeon s'appuie plutôt sur l'herméneutique de Platon, et Cabanel plutôt sur sa philosophie politique. Sinon, on le voit, J.-C. Cabanel est plutôt partisan de « l'obéissance », dit autrement, plutôt partisan du conditionnement des « groupes » au profit des « dirigeants ». En cela, il se place dans le droit fil de la conception de la société — donc de la politique — telle que développée par Platon dans La République. “En soi”, l'obéissance est plutôt une bonne chose, ou du moins une chose souhaitable puisque « grâce à l'obéissance la cohésion sociale des groupes peut être assurée » ; c'est seulement si « les objectifs des dirigeants [sont] nécrophiles » que ça peut poser problème.

L'exposé initial que fait J.-C. Cabanel de l'expérience (le « protocole ») vaut d'être cité, vous verrez un peu plus bas pourquoi. Le voici :

« Si les conséquences de l'obéissance peuvent être vitales, elles peuvent être également mortelles.« 
« L'expérience de Milgram permet de constater que l'être humain est, sauf exception, soumis à l'autorité, est obéissant, même si l'ordre donné est nécrophile. Elle a été effectuée en laboratoire, à l'Université Yale (New Haven, Connecticut), au début des années soixante. Les sujets de l'expérience sont 40 américains de sexe masculin, âgés de 20 à 50 ans, représentant un large éventail de professions et de niveaux culturels. Ils sont payés pour leur participation et leurs frais de déplacement, qu'ils poursuivent ou qu'ils abandonnent l'expérience en cours de route. L'expérience met en présence deux personnes : un sujet, non initié, et une fausse victime qui est la complice (compère) du psychologue, de fait un comédien. Officiellement le thème de l'expérience est l'étude de la relation présumée devant exister entre la punition et l'enseignement : un professeur-maître doit administrer à un élève des électrochocs chaque fois que celui-ci commet une erreur en répondant à une question et augmenter l'intensité de la décharge à chaque erreur suivante. En réalité le but de l'expérience est de voir jusqu'où acceptera d'aller le maître dans l'administration de la peine ».

Remarquable. Vous ne trouvez rien d'étrange là-dedans ? Et bien, « L'expérience met en présence deux personnes ». C'est faux : elle en met en présence trois. Une interprétation fallacieuse qui tient évidemment aux préconceptions de l'auteur : les « dirigeants » étant pour lui « en-dehors (ou au-dessus) du groupe » et celui qu'il nomme « l'expérimentateur-psychologue » étant « une sorte de dirigeant », “naturellement” Cabanel l'abstrait de l'expérience. Il vaut toujours de faire une analyse fine des descriptions même apparemment les plus objectives pour voir en quoi certains présupposés peuvent fausser grandement le jugement du descripteur. Baillargeon, qui a une formation scientifique, et Cabanel qui a semble-t-il une formation de juriste et de philosophe, savent tous deux présenter quelque chose qui ressort de la subjectivité comme « objectif » et pour ainsi dire neutre, matter-of-fact dirait Milgram. Or, l'objectivité — surtout en ces domaines — n'existe pas. Pour moi, j'essaie d'explorer une question avec autant de sérieux et de distance que possible, mais sais bien l'impossibilité d'avoir la moindre neutralité, notamment pour ce qui ressort de la société et de la psyche, raison pour laquelle je ne fais pas semblant d'être « neutre ». Baillargeon est certes bien plus honnête, ou moins rhéteur que Cabanel, malgré tout, son exposé de l'expérience est biaisé par ses a priori concernant l'autorité.

Si ces comptes-rendus me sont bien utiles, quand une question m'intéresse je ne me contente pas des premières description et analyse venues. Mais vous l'aurez compris, « l'expérience de Milgram » ne m'intéresse pas, du moins relativement à ce qui intrigue quasi tous les commentateurs, ses supposés résultats sur la soumission, ou l'autorité, ou la soumission à l'autorité. M'intéresse surtout l'intérêt que lui accordent tant de personnes, et le peu de réflexions se rapportant à ce que j'ai déterminé plus ou moins comme « le but réel de Milgram » : jusqu'à quel point l'individu intelligent et pourvu des outils conceptuels nécessaires à éviter cet écueil est-il pénétré de la nécessaire valeur de la science qu'il ne s'interroge pas sur ce qu'est vraiment une expérience donnée, et sur la validité d'un protocole présenté comme « scientifique » ? Je présentais ça un peu différemment, par le fait que dans le contexte « méta-expérimental », celui que ni les partisans, ni les détracteurs de Milgram n'interrogent, élève et expérimentateur sont, relativement à Milgram, des sujets, et que dans ce contexte d'ordre supérieur (sans connotation qualitative, simplement, il s'agit du « contexte au-dessus du contexte de l'expérience simulée ») ils se trouvent dans la même situation que le professeur, des personnes obéissantes soumettant un tiers à la torture « pour le bien de la science ».

C'est plus large : non seulement élève et expérimentateur ne s'interrogent pas sur leur attitude mais presque aucun commentateur ne le fait, tous considèrent le méta-contexte comme « scientifiquement valide », « non problématique », et n'étant pas une simulation — sinon que les signes s'inversent : tous tiennent pour acquis que les supposés complices “simulent”, que leur action dans le contexte « étude de la soumission » est une « non action » de nul effet sur la situation effective, en revanche l'expérience « observation du sujet » est censément “réelle”. Ce qui n'est pas exact, pour le moins. Il me faudrait explorer plus les écrits de Milgram, mais je suppose que quelque part dans ceux-ci, il doit en discuter ; mettant au point une procédure de ce genre, il me semble improbable qu'on n'ait pas la conscience aigüe qu'au niveau du méta-contexte on reproduit la situation du contexte, que Milgram même manipule ses supposés complices de manière à les faire agir en contradiction avec les principes moraux dont on les espère pourvus, et à torturer tout un tas de « professeurs » (40 dans l'expérience la plus commentée) sans états d'âme. Ou avec des états d'âme, mais en passant dessus…

Daphne Maurer effleure cette question quand elle constate qu'existe « un intervenant qu’il vaudrait la peine d’entendre, mais qui est absent du débat polarisé, c’est le complice. Que ressent une personne lorsqu’elle joue un rôle pré-déterminé ? ». En revanche, et comme J.-C. Cabanel, elle ne s'interroge pas, ou du moins dans les termes qui m'intéresseraient, sur « l'expérimentateur » et assume qu'il est un « vrai chercheur » : « Un autre aspect de l’éthique que soulève le recours à la duperie est la rupture du lien de confiance entre le chercheur et le sujet ». Certes, il s'agit d'une généralité qui ne s'applique pas spécifiquement à « l'expérience de Milgram », cependant le contexte tend à montrer que « l'expérimentateur » de cette expérience est classé implicitement parmi les chercheurs. Ce qu'il n'est pas, à l'évidence, dans le contexte. Il se peut — et il est même probable — que c'est un « vrai » chercheur, mais ça n'est pas nécessaire, en fait, n'importe qui peut prendre n'importe quel rôle, puisque rien n'est factuel dans le cadre de l'expérience.

Le compte-rendu de l'intervention de Daphne Maurer est instructif car il rend bien compte de la difficulté d'un(e) scientifique à mettre en question la scientificité de ce qui porte l'étiquette « expérience scientifique » : si ce texte remet en cause la valeur éthique de l'expérience de Milgram et plus largement des expériences qui utilisent la duperie, il ne le fait nullement pour sa valeur scientifique. Surtout, il n'interroge pas, non l'éthique préalable du concepteur qui décide d'utiliser la duperie, mais l'éthique en actes des deux complices torturant le « professeur ».


Une analyse “correcte” de « l'expérience de Milgram »

Revenons à J.-C. Cabanel. Voici ce qu'il écrit, après avoir longuement exposé les conditions et le déroulement général de l'expérience :

« Notons que Milgram a réalisé vingt variantes de son expérience, dont deux nous semblent très significatives. Dans le premier cas les maîtres sont libres de sanctionner l'élève comme ils le veulent, et alors seulement 2,5% d'entre eux vont jusqu'à 450 volts. Dans le deuxième cas les maîtres donnent l'ordre d'infliger les chocs à un technicien manipulateur et alors le résultat est inverse, 92,5% d'entre eux font infliger par le manipulateur des chocs de 450 volts.« 
« Milgram fait dans ses commentaires de l'expérience principale deux constations :« 

« - 1. La tendance à l'obéissance est grande puisque 65% des sujets renoncent à la loi morale, qui leur est connue, selon laquelle l'on ne doit pas faire souffrir un innocent sans défense ;« 
« - 2. Cette tendance s'exprime sous une extrême tension, alors que l'on aurait pu supposer que les sujets, selon leur conscience morale, auraient tout simplement renoncé ou continué.« 
« Les commentaires de Milgram sont critiqués par certains auteurs, comme Erich Fromm (Erich Fromm, La passion de détruire, Robert Laffont, Paris, 1975, pp. 71-73) qui pensent que le plus étonnant ce n'est pas que 65% des sujets obéissent mais que 35% refusent de le faire. En effet, disent-ils, il est difficile de refuser d'obéir à Dieu lorsque l'on est croyant.« 
« Donc il est difficile, aux Etats-Unis dans les années soixante, de refuser d'obéir à un expérimentateur scientifique, opérant dans un laboratoire universitaire renommé, expérimentateur qui est considéré comme étant le nouveau grand-prêtre de la nouvelle religion qu'est la Science.« 
« Que l'on considère les 65% ou les 35% cela n'enlève rien au fait que presque les 2/3 des sujets ont théoriquement tués (sic) leurs semblables innocents sur l'ordre express (sic) et réitéré d'une autorité considérée comme étant légitime, malgré l'opposition, sauf exception, de leur conscience morale. Il est donc normal d'obéir à qui est légitime ou à ce qui est légitime. Mais qui est légitime ? et qu'est-ce qui est légitime ? Par exemple peut-être légitime ce qui est conforme, mais également peut être légitime ce qui [est] innovant ».

Cabanel, comme nombre de commentateurs, considère donc comme variante « la plus significative » celle donnant le résultat jugé standard, c'est-à-dire finalement celle des variantes dont Milgram décida, en publiant ses résultats, qu'on devrait la juger « protocole normal ». On peut considérer cela une quatrième « expérience de Milgram » (il y en a au moins deux autres qui se partagent le titre). Celle-ci serait : « quelle capacité a le corps social à mettre en cause une certaine analyse d'une certaine expérience lorsque l'auteur de l'analyse — et accessoirement, de l'expérience — est une “autorité” » ?

Milgram se livre sur cette étude — l'expérience dans ses variantes — à des analyses diverses et parfois éloignées de celles tournant autour de la soumission et de l'obéissance. En même temps, par le titre de son ouvrage de 1974 (La Soumission à l'autorité : une approche expérimentale) et par sa mise en avant du « protocole à 65% » comme « expérience standard », il a induit toute une littérature s'articulant sur les “faits” que « l'objet est la soumission à l'autorité » et « le taux moyen observable de tendance à la soumission est 65% ». Ce que contredit notamment le fait que dans cette variante même on obtint au moins une fois et dans un autre contexte culturel un taux de jusqu'au-boutisme de 85%. Cabanel, après nous avoir indiqué que certaines variantes descendent à 2,5% ou montent à 92,5%, en revient cette “évidence” « que presque les 2/3 des sujets ont théoriquement tués leurs semblables innocents sur l'ordre express et réitéré d'une autorité considérée comme étant légitime ». Certes les deux tiers dans la variante B, mais la trente-troisième partie dans la A, la moitié dans la D, moins du tiers dans la H, environ un cinquième dans la F et la G, le dixième dans la I ; chaque variante se faisant à population constante, on aurait sur l'ensemble des variantes, exceptée celle des professeurs de sexe féminin, environ 95 jusqu'au-boutistes sur 320 sujets, ce qui donne une moyenne de moins de 30%[1].

La science, il n'y a que ça de vrai : Pourquoi aucun des textes que j'ai recueillis ne se livre à ce calcul simple ? Le résultat de l'expérience n'est pas « les 2/3 des sujets ont théoriquement tué leurs semblables innocents » mais, « en 1963 à New Haven, une étude montra que les citoyens volontaires pour une supposée expérience sur l'apprentissage ont à 30% en moyenne et, suivant les variations de protocole, avec un haut à 65% et un bas à 3%, été assez loin dans l'administration de la douleur à un tiers ». Ceux qui se soumettent à l'autorité, ce ne sont pas toujours les « professeurs » du contexte (dans au moins deux variantes, « sans contrôle » et « personne ordinaire », ce n'est pas le cas), mais ceux du, que dire ? Méta-méta-contexte ? Les « observateurs extérieurs », toute cette longue liste de commentateurs qui reprennent sans barguigner les termes de Milgram « définissant » l'étude et la supposée valeur témoin.


Dominants et dominés ?

Milgram devait être un type intéressant. Il faisait des expériences plutôt bizarres. Comme celle à la base de l'hypothèse seduisante bien que non démontrée et pour tout dire indémontrable des « six degrés de distance » selon laquelle pour faire parvenir un objet à une personne inconnue sans connaître son adresse et en passant par des connaissances, il faut en moyenne « six degrés » — que l'objet passe par six personnes — avant d'atteindre le destinataire. J'ai idée que Stanley Milgram fut moins tant psychologue que sociologue ou philosophe. De toute manière, je ne « crois » pas à la psychologie. Autre expérience intéressante pour un fait annexe, « la lettre perdue ». Peu importe le détail, l'idée est de voir si, en dispersant des lettres « perdues » adressées et timbrées, les personnes qui les trouveront les enverront, et si non, si elles les liront. Voici le fait annexe : parmi les quatre « destinataires » de l'expérience, figurait l'association politique « les Amis du Parti nazi ». Ce qui indique qu'en 1963, à New Haven, Connecticut, un groupe nazi officiel avait pignon sur rue…

J'aime bien le texte de Cabanel. Surtout ceci : « Qu'est-ce qui est légitime ? Par exemple peut-être légitime ce qui est conforme, mais également peut être légitime ce qui [est] innovant ». Conforme à quoi ? Innovant en quoi ? L'on voit ici ce qui sépare les philosophies idéalistes et pragmatiques : les idéalistes vivent dans un monde de catégories fixes, abstraites et générales, « le conformisme », « l'innovation », « la conservation », « le progrès », « les acquis sociaux », « les réformes ». Les pragmatiques voient ça autrement : est légitime ce que la loi et le consensus social déterminent comme tel. Donc, tout peut être légitime ou non : le conforme, l'innovant, le non conforme, le non innovant, tout. Maintenant, il y a des règles de base, « tu ne tueras point », « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Il n'est donc, en nul temps et en nul lieu où les règles de civilités sont régies par une des trois religions s'appuyant sur la Tora, légitime de tuer son prochain ; il n'est pas légitime, en France et depuis 1789, de nuire à la liberté d'autrui ; et depuis 1958, de traiter inégalement les individus selon leur origine, leur race ou leur religion. C'est simple, concret, nul besoin d'agiter les grandes généralités creuses : est légitime ce que la société dit être tel, est illégitime ce qu'elle dit être tel, entre les deux, il y a tout ce qui n'intéresse pas la société, qui n'est ni légitime, ni illégitime, quand aux « dirigeants », ils sont légitimes aussi longtemps que la société les juge tels.

De l'expérience de Milgram, il semble difficile de tirer une telle réflexion : où J.-C. Cabanel voit-il que la question de la « légitimité » in abstracto se pose ? Ce qui — entre autres — intéresse Milgram et à quoi répond en partie son étude, on le trouve mentionné dans le texte d'un autre auteur : « Pour Milgram, ces actions s’expliquent par la notion “d’état agentique” : une “condition de l’individu qui se considère comme l’agent exécutif d’une volonté étrangère, par opposition à l’état autonome dans lequel il estime être l’auteur de ses actes” ». L'intrigue donc la question de la responsabilité, non pertinente dans une société de « dirigeants » et de « dirigés », où l'on sait toujours qui est responsable et qui ne l'est pas. Dans l'interprétation cabanelien, clairement « le responsable » c'est « l'expérimentateur-psychologue »[2].


Ce que montre l'expérience quand au comportement des « professeurs »

Je ne suis pas Milgram et ne peux que faire des hypothèses invérifiables sur ses buts effectifs. Malgré tout, notre homme ne peut méconnaître ce fait évident, son expérience, comme toute expérience de laboratoire, est une « simulation » : ce qui se passe dans ce type d'opérations n'est pas « réel », on y crée des conditions ayant un rapport assez ou très lointain avec une situation réelle du type de celle évaluée. Bien des commentateurs dissertent sur les « sujets » en considérant pour ceux-ci que « ce qui se passe est réel ». Évidemment, ce n'est pas le cas : ils participent à une expérience de laboratoire, et comme quiconque savent que ces expériences sont par définition des simulations. Cela signifie clairement que le comportement qu'ils y ont ne correspond pas à celui qu'ils auraient dans une situation réelle. Une variable importante pour qui veut faire une analyse consistante de « l'expérience de Milgram ». Cela ne signifie pas que les « professeurs » mettent en doute la réalité des chocs électriques que reçoivent censément les « élèves », de leur douleur, de leur état comateux, bref, la réalité des événements qui semblent se passer dans le cadre de l'expérience. Je pointe ici le fait simple que dans le cadre d'une expérience de ce type les règles valant pour un contexte ordinaire sont suspendues. Pourquoi ? Parce que « l'expérimentateur » sait ce qu'il fait, et ne fait pas n'importe quoi. L'expérience met d'abord en évidence non la soumission à l'autorité, mais la confiance dans le savoir : un scientifique qui mène une expérience sait ce qu'il fait — sinon, il ne se trouverait pas là. Hé ! la société est bien faite : on ne met pas n'importe qui à n'importe quel poste, il ne s'agit pas d'une loterie où l'on tire le bon numéro, si untel est « chercheur à Yale University », il n'y est pas par accident, et on peut se confier à lui en toute sécurité.

Ceci induit une autre vision du processus : le sujet ne met pas en balance « soumission à l'autorité » VS « respect des valeurs morales », mais sa confiance globale dans la validité de l'organisation sociale et sa perception instantanée et imprécise que « quelque chose ne va pas ici ». D'où une autre analyse des variations : le cas de moindre jusqu'au-boutisme vient-il de ce qu'il n'y a pas d'« autorité » à laquelle « se soumettre » ou de ce que l'impétrant se sait incapable de juger si « tout se passe normalement » ? Ici serait intéressant de savoir si la personne qui alla jusqu'au bout était une brute épaisse du genre “Batta” ou au contraire une personne raffinée du genre “Braverman”, et assez sûre d'elle pour estimer « contrôler la situation ». L'autre cas de faible taux est celui où deux « expérimentateurs » sont en désaccord : dans l'axe de la « soumission à l'autorité », on peut considérer que « le professeur se soumet », dans ce cas à celui qui « va dans le sens de ses valeurs » ; dans l'axe « il est savant » ce n'est pas tant “« le professeur » agit conformément à sa morale” que, “« le professeur » n'est plus en état de déterminer ou est le vrai”, et dans ce cas il ne fait rien ; dit autrement, ce n'est pas tant qu'il agisse “plus moralement” mais plutôt, il est paralysé dans son action, due l'incertitude. Les deux variantes autour de 20% sont proches dans les résultats mais aussi, peut-on penser, dans les motivations des sujets : ici, le « professeur » ne peut déterminer fiablement si la personne qui dirige l'expérience « sait ce qui se passe », dans la variante « personne ordinaire » il se peut que cette personne ne comprenne pas mieux que lui le fonctionnement de l'appareil, donc les conséquences possibles sur « l'élève », dans celle « expérimentateur distant » ledit n'est pas en état de déterminer de visu si tout se passe bien. Je vous laisse analyser ce qu'on peut imaginer pour les variantes à 30% et 40%, sinon que je vous conseille d'abandonner les hypothèses « le professeur compatit avec l'élève » et « le professeur ne peut pas faire face à ses actes » : si tel était le cas, on aurait dans ces variantes des taux parmi les plus bas.

Je ne tiens pas plus que ça aux « analyses » ci-dessus, sinon pour constater qu'au bout du compte, le plus intéressant serait de disposer, non des « analyses » de Milgram et ses suiveurs mais des explications que donnent les sujets sur leur comportement. Le titre de cette partie est assez inexact, j'aurais du l'intituler : “Une des analyses possibles de « l'expérience de Milgram » autre que celle standard”. Mais en un premier temps je désirais ne pas vous laisser la liberté de considérer, « Oui, c'est une analyse possible, mais pas plus qu'une autre » — par exemple, que l'analyse standard. Je voulais faire mon petit Milgram : voilà ce qu'il faut en penser. Il faut toujours mettre en doute une analyse, elle rend compte non de la réalité mais de son interprétation particulière par un individu particulier. Celle proposée a une certaine validité, mais pas plus que d'autres ; elle ne met pas en évidence LE résultat, mais une des leçons possibles de l'étude. L'expérience est assez riche et complexe pour permettre des analyses diverses voire contradictoires, selon ce à quoi on s'attache : “le” résultat (les 65%), ou l'ensemble des résultats de 1964, ou l'ensemble des résultats des diverses études pratiquées de 1964 à 1980, ou « l'expérience » en soi, ou son contexte (l'expérience “réelle”), ou le contexte de ce contexte — l'étude dans son ensemble, c.-à-d. le contexte où Milgram joue lui-même le rôle d'expérimentateur à l'encontre des « complices » —, ou la littérature développée autour de l'expérience, l'usage du concept “expérience de Milgram”, ou l'usage que font certains auteurs de la mention “expérience de Milgram” dans sa définition habituelle, laquelle a deux formes : “L'expérience de Milgram telle qu'illustrée dans le film d'Henri Verneuil I Comme Icare” et “cette expérience montre que la majorité des humains se soumettent aveuglémént à l'autorité”, sans en savoir beaucoup plus que les fameux 65%, bref, une littérature non pas sûr l'expérience même, mais sur le thème « les humains sont des salauds » (ou des lâches). Etc.


Quelques hypothèses

Ce que l'on désigne ordinairement comme l'expérience de Milgram, le contexte où, selon la doxa, l'élève et l'expérimentateur sont des « complices » (de Milgram) et le professeur un « individu naïf », ne m'intéresse donc pas beaucoup. Il me semble plus valable de considérer les diverses imbrications et leurs implications. À un niveau, dans le contexte immédiatement supérieur, élève et expérimentateur sont aussi (ou aussi peu) « naïfs » que le professeur et “ne se rendent pas compte” que Milgram les manipule ; au niveau immédiatement inférieur, lors de chaque interaction entre les intervenants (qui sont de deux à cinq), il n'y a aucun « individu naïf ». J'imagine que ceux de mes lecteurs qui acceptent l'analyse standard auront du mal à considérer que “dans la réalité” « l'expérience de Milgram » n'est pas une simulation et que personne ne « fait semblant ». Ou au contraire que tous simulent, une expérience de laboratoire étant donc par définition une simulation. Quelle que soit la manière de le décrire, cela implique que le réputé (unique) sujet réputé (seul) naïf n'est pas plus ou pas moins naïf que les autres participants, et sait qu'il est dans un contexte de simulation où quoi qu'il semble se passer, ce qui se passe effectivement est autre. Cela compris, il faut abandonner l'idée selon laquelle l'étude démontre que les individus peuvent parfois aller très loin dans la soumission à une autorité[3]. Par contre, dans le méta-contexte c'est pire si l'on pense que la soumission forte à l'autorité est non souhaitable : dans 100% des cas élèves et expérimentateurs allèrent « jusqu'au bout » ou du moins aussi loin que possible dans l'expérience. Et même au-delà du possible, leur rôle étant d'inciter les sujets à poursuivre les « punitions » au-delà du point où ils déclaraient ne plus pouvoir continuer.

Je vois poindre les contestations vétilleuses : « l'élève » n'incite pas « le professeur » à poursuivre, et au contraire fait tout pour l'inciter à cesser. Ce qui est faux : l'élève autant que l'expérimentateur connaît le méta-contexte et « le but réel », et l'élève, comme le professeur, a l'opportunité à tout moment de dire : bon, maintenant ça suffit, on ne va pas torturer ce gars plus longtemps. Une analyse de l'expérience plus consistante que celle standard fait considérer que n'importe quel participant peut faire cesser la chose à n'importe quel moment, le professeur au niveau du contexte, les comparses dans le méta-contexte, et Milgram dans le méta-méta-contexte. L'étude démontre avec évidence que, contrairement à ce que le sens commun ferait croire, on est d'autant plus capable d'aller contre ses valeurs morales qu'on est informé sur les buts, ceux-ci seraient-ils « moralement condamnables ». Le cas où l'élève va en moyenne le moins loin est celui où il peut le moins penser « les participants savent ce qu'ils font », les deux participants étant alors des « individus naïfs »[4] ; plus le contexte indiquera au professeur que son niveau d'information est optimal relativement à celui qu'il supposera des autres participants, plus il ira loin ; enfin, dans le méta-contexte l'élève et l'expérimentateur, pensant être pleinement informés des tenants de l'expérience « réelle », vont systématiquement jusqu'au bout… On peut en tirer cette conclusion : si l'on veut des tortionnaires 100% efficaces, il vaut mieux les informer qu'ils auront à torturer que non. Cela me fait me poser une question : Milgram a-t-il sollicité plusieurs personnes pour en trouver deux acceptant de torturer volontairement un tiers innocent « pour le bien de la science », ou tous ceux à qui il le proposa acceptèrent-ils ? Pour dire cela crûment, est-il plus facile de recruter des bourreaux volontaires qu'involontaires ? Voilà une chose que j'aimerais savoir.

L'étude en question est vraiment plus riche que ces pauvres 65% sur lesquels tant de personnes se fixent : depuis le début de ce texte, j'ai esquissé au moins quatre pistes de réflexion qui, je crois, ont plus d'intérêt que de savoir si la « soumission à l'autorité » peut amener à faire des choses apparemment immorales ou amorales ; avant même de faire « l'expérience » la réponse était oui, ou plutôt, comme quiconque Milgram savait, avant même l'expérience, que certains contextes favorisent des comportements « condamnables ». Sans vouloir être méchant avec les multiples commentateurs qui me précédèrent, s'ils ont besoin de ce genre d'expérience pour s'assurer que les humains sont capables du pire dans certaines circonstances, je ne donne pas cher de leur capacité à résister à l'autorité le jour où on leur demandera gentiment ou fermement de faire ce pire…

« Faire le pire » est somme toute le comportement habituel de chacun dans le cadre d'une société large très hiérarchisée, tel celui de la plupart des sociétés actuelles. À chaque niveau de l'étude chacun « fait le pire » : Milgram en incitant des comparses à participer à une expérience ou ils doivent torturer un tiers ; les comparses, en acceptant, puis en allant très loin dans la pression morale sur un tiers ; les sujets, en allant le plus loin possible dans la conformation aux instructions — y compris ceux qui n'allèrent pas jusqu'au bout, puisque nombre d'entre eux allèrent tout de même assez loin et en tout cas au-delà de 150 volts, seuil de « douleur intense ». Je rejoins J.-C. Cabanel sur ce fait qu'est au cœur du processus, dans un enchaînement de prescriptions, « la mise en œuvre de la mobilisation [qui doit être réalisée] dans un sens positif par les dirigeants, pour un objectif positif » pour qu'on ne commette pas « le pire » pour le commettre, et sans autre finalité. Je ne rejoins en revanche pas, bien sûr, sa représentation fixiste et spencérienne d'une société divisée entre « les dirigeants » et le troupeau vulgaire.

Dans une société démocratique chacun est « un dirigeant », ou devrait l'être. Comme tous les penseurs conservateurs Cabanel confond deux choses : rôle de dirigeant et fonction de responsable. Dans une société qui fonctionne bien, chacun est « son propre directeur » mais tout le monde n'est pas « responsable » : seuls le sont ceux qui, dans un contexte donné et pour une action déterminée, ont la responsabilité de mettre en œuvre et de contrôler le bon déroulement de l'action engagée. Appliqué à notre expérience, dans tous les contextes le professeur « dirige la machine » mais dans un seul il est « responsable du processus », et c'est dans celui-là justement que les sujets sont le moins jusqu'au-boutistes, ce qui peut s'analyser de deux manières, l'une déceptive, “ils n'assument pas leurs responsablilités” (ils craignent les conséquences de leurs actes), l'autre gratifiante, “ils prennent leurs responsabilités” (ils mettent en conformité leurs actes et leurs valeurs)[5] ; les variations sont fortement corrélées aux variations entre « niveau de responsabilité » et « niveau de direction » : les sujets vont d'autant plus loin qu'ils ont moins de choses à diriger et/ou que la responsabilité est plus définie. Les cas intermédiaires, alentour d'un tiers de jusqu'au-boutistes, ne doivent pas — ou pas seulement — se lire en termes de compassion ou d'incapacité à assumer ses actes, si c'était le cas le niveau aurait du être bien plus bas au moins dans la variante « toucher la victime » ; en fait, dans ces variantes ce qui change le plus est le niveau de contrôle du professeur, qui est amené à diriger son action en fonction des réactions observables de visu de l'élève ; devoir, en outre, le toucher, n'est pas significativement plus prenant, d'où l'écart assez faible de ces deux variantes. La variante « bâtiments de bureaux » montre en outre que la localisation a une incidence et tend à « diluer la responsabilité »[6].


Ma foi, je pourrais continuer longtemps comme ça. Mes hypothèses « non standard » ne sont pas vraiment plus consistantes que les deux habituelles (capacité à administrer la douleur et/ou capacité à obéir) mais permettent du moins de constater que ces deux-là sont très loin d'épuiser le sujet. Bon, je me dédis : certaines de mes hypothèses sont en effet plus consistantes que celle(s) standard, mais ça importe assez peu. Comme le dit Normand Baillargeon dans son « Petit cours d'auto-défense intellectuelle », « Apprendre la pensée critique, c'est apprendre à évaluer des arguments, à juger les informations et les idées qui nous sont soumises. C'est encore apprendre à formuler clairement ses idées et à les rendre plus plausibles et convaincantes, y compris à nos propres yeux ». Ou encore, en introduction :

« Ce petit cours est consacré à ce qu’on appelle “la pensée critique”.« 
« De quoi s’agit-il ?« 
« Allons au plus simple : il s’agit d’apprendre à raisonner juste et ainsi, du moins on l’espère, de ne pas (trop) s’en laisser conter. Pourquoi apprendre à raisonner, direz-vous ? La raison n’est-elle pas la chose du monde la mieux partagée ? Chacun de nous n’en est-il pas si bien pourvu qu’il se considère comme un Einstein ? Un peu d’observation dissipe vite ces illusions ; et les recherches qui ont été effectuées sur le sujet montrent de manière très convaincante combien nous nous bernons et sommes bernés facilement ».

Si je n'adhère pas strictement au propos, un peu trop déceptif, j'approuve Baillargeon d'insister sur la nécessité « d’apprendre à raisonner juste et ainsi […] de ne pas (trop) s’en laisser conter ». Je n'ai pas d'opinion ferme sur les « commentaires » reprenant le résultat « normal » de l'étude de Milgram, sinon sur ceux qui se contentent d'exposer le déroulé de cette étude dans sa version standard — nombre de commentateurs ne commentent rien, se contentant de répéter « ce que tout le monde (ou au moins 65% des gens) dit » sur l'étude et sur « ce qu'il faut en conclure » — ; beaucoup sont comme moi, l'étude même ne les intéresse en fait guère, ils l'utilisent comme exemple dans le cadre d'une discussion plus large, tels Baillargeon et Cabanel ; mais je constate que peu de commentateurs mettent en doute la “vulgate”, l'idée donc que cette étude « démontre la capacité de soumission à l'autorité ». Pour moi, presque dès le moment où j'en ai lu le compte-rendu détaillé je me fis la réflexion que, telle quelle, l'« expérience de Milgram » ne démontre guère une tendance forte à la « soumission à l'autorité » : parmi les 65%, à coup sûr certains sujets sont peu sensibles à l'expression de la douleur, ou sont des pervers, ou des scientistes forcenés, ou des sadiques, ou des masochistes (qui savourent ici leur propre inconfort), ou des névrosés, bref, des personnes qui vont « jusqu'au bout » pour un tout autre motif que « l'obéissance à un supérieur ». Elle prouve seulement que, en 1964, à New Haven, Connecticut, assurés de l'impunité (ou de l'irresponsabilité), pour diverses raisons dont la soumission à l'autorité, 65% des volontaires à cette expérience sont capables de commettre des actions que la morale réprouve — ou ne réprouve pas, cela dépend des contextes, mais du moins des actions extrêmement pénibles pour un tiers.

Dès l'abord, j'ai trouvé l'information — « le résultat » — douteuse. Ce qui ne m'empêcha pas d'en faire, comme tout le monde, la « preuve » d'une confirmation « scientifique » de mes préjugés concernant la nature humaine[7]. Par contre, la procédure m'intéressa tout de suite, en soi et compte non tenu des supposés résultats, d'un point de vue « technologique » : me frappa sa reproductibilité. Il me semble très net que cette expérience est un bon outil pour un groupe « ayant autorité » pour créer une situation où l'on pourrait amener sinon n'importe qui, du moins les deux tiers et plus d'une population à faire à peu près n'importe quoi, dont « le pire ». Et de fait, les groupes de pouvoir ne se privent pas de l'utiliser. C'est plus large : les premiers utilisateurs des découvertes en psychologie expérimentale ou en analyse du comportement sont les militaires et les spécialistes du contre-espionnage ou du renseignement. Mais c'est une vieille histoire, les premières méthodes de « lavage de cerveau » (en négatif) ou de debriefing (en positif) furent élaborées, dans les annnées 1940 et 1950, par des psychologues et des comportementalistes travaillant directement avec l'armée. Comme le remarque Mme Daphne Maurer, en réponse une question qui suit son intervention, « avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont les militaires qui réalisaient les recherches sur la duperie ». En revanche, je ne peux accepter le reste : « Mais cette recherche n’avait pas une grande influence sur la recherche universitaire. Par contre, Dre Maurer ne pense pas que la recherche sur la duperie répondait à des besoins militaires ou gouvernementaux ».

La fin s'explique par le statut de la Docteureux Daphne Maurer, qui est Professeureux de psychologie : aucun chercheur en sciences sociales ne travaillant pas pour l'armée ou le gouvernement — et même un certain nombre y travaillant — n'admettra que ses travaux servent d'abord « à des besoins militaires ou gouvernementaux ». Bien sûr, “Dre Maurer” n'est pas partisane de la duperie, mais elle fait partie de la corporation, et sait que répondre « à des besoins militaires ou gouvernementaux », c'est plus ou moins (en fait, plus) synonyme de « travailler pour le renforcement du contrôle social ». On ne peut pas dire strictement que la duperie est utilisée dans ce sens, par contre, on peut constater que depuis les années 1930 et plus encore depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les résultats expérimentaux en psychologie sociale sont systématiquement repris par les armées et les gouvernements dans le but de renforcer le contrôle social. Et par les entreprises commerciales, bien sûr.

Prétendre que la recherche militaire sur la duperie « n’avait pas une grande influence sur la recherche universitaire » va contre le sens : dès avant-guerre mais surtout à partir de 1942-1943, et jusqu'à la fin des années 1950, on ne peut pas séparer la recherche militaire et celle universitaire concernant non seulement « la duperie » mais tout ce qui se rapporte à la psychologie expérimentale, et bien sûr une bonne part de ce qui se faisait en analyse du comportement : les militaires qui s'occupaient de ça étaient épaulés par des universitaires pointus, quand il n'avaient pas eux-mêmes un diplôme dans le domaine ; nombre de recherches étaient hébergées dans des locaux de l'armée, bien que menées « en toute indépendance » par des chercheurs civils ; enfin, la plus grande partie des recherches proprement universitaires dans ces domaines étaient financés par l'armée. Je parle du moins, ici, de la situation aux USA et en URSS, pour les autres pays, c'était variable. Pour prendre un de mes chercheurs favoris, Gregory Bateson, entre 1945 et 1963, presque tous ses travaux furent financés par l'armée, et plusieurs de ses recherches se firent au sein de bâtiments militaires, notamment l'hôpital militaire de Palo Alto. Et la liste serait longue de sommités en sciences sociales qui furent, ou qui sont, dans ce cas. Conclusion, Daphne Maurer a, d'un sens, raison : il ne s'agit pas d'« influence » mais de « coexistence », la recherche militaire « n’avait pas une grande influence sur la recherche universitaire », tout simplement parce que c'était la même chose. Et cela, au moins jusqu'au milieu de la décennie 1960.


Une certaine forme d'intelligence

Je décris parfois les militaires comme des sombres abrutis au front bas utilisant essentiellement leur cerveau reptilien. C'est vrai dans les plus bas grades, hommes du rang, sous-officiers et encore une bonne partie des officiers subalternes. Ça l'est beaucoup moins au niveau des officiers supérieurs et des officiers généraux, et ça ne l'est pratiquement plus au niveau des états-majors. Une armée c'est une sorte d'usine : on ne réclame pas du gars qui visse des boulons à la chaîne qu'il ait des capacités intellectuelles, une instruction et une capacité de réflexion mirobolants, on lui demanderait même le contraire ; on ne le demande pas non plus aux agents de maîtrise, plus ou moins l'équivalent des sous-off's ; à eux, on réclame juste de savoir comprendre et faire exécuter un ordre. Au niveau de l'encadrement, les compétences intellectuelles sont plus utiles, mais pas tant que ça : dans un groupe d'encadrement, si au moins un tiers a un bon niveau, en général ça suffit. Mais plus on monte dans la hiérarchie, plus les capacités intellectuelles et réflexives comptent. D'où : une institution peut être formée de plus de 95% d'abrutis est être « intelligente ». C'est le cas de l'armée. En fait, c'est plus accentué : dans une usine, on ne réclame pas à l'ouvrier de base d'être intelligent, dans une armée, on réclame au soldat de base d'être un imbécile. Il y a même une formation spéciale pour ça : quel que soit votre niveau intellectuel de départ, si vous réussissez à passer l'épreuve initiale, que l'on nomme en France « les classes », vous avez prouvé qu'en toutes circonstances vous êtes capable de vous comporter comme un parfait imbécile, obéissant et soumis. Sinon, si vous ne partez pas de vous-même, votre employeur résilie votre contrat.

L'armée comme corps est intelligente. Mais d'une intelligence particulière : elle mobilise sa matière grise en vue d'améliorer ses méthodes de contrôle de l'environnement et des individus. Cette description ne vaut pour ce qu'on peut appeler la forme moderne et pour tout dire « républicaine » de ce corps. Jusqu'au XIX° siècle, il n'y avait pas proprement d'armée, au sens où on l'entend de nos jours : un corps stable et continu, composé de militaires de carrière, subordonné au gouvernement, où l'avancée dans les grades se fait « au mérite ». Donc, un corps d'une intelligence particulière, limitée ou plutôt, dirigée. Le but d'une armée est de se doter des meilleurs moyens et méthodes lui permettant de s'assurer le contrôle d'un territoire quelconque dans des circonstances variées et en général difficiles. On peut dire que ce fut toujours le cas, ou du moins que ça l'est de longue date, a minima deux ou trois millénaires. Mais à la fin du XVIII° siècle et plus encore dans la première moitié du XIX°, c'est de plus en plus difficile. Au XIX° siècle, le plus grand problème fut celui des moyens : les méthodes militaires n'évoluèrent pas considérablement à cette époque, mais les améliorations incessantes de la technologie rendaient que les moyens de défense — et d'attaque — assez vite obsolètes. Dès la fin de ce siècle et surtout au début du XX°, vint s'ajouter le problème des méthodes. Cela vient d'une chose dont je discute abondamment par ailleurs, la formidable amélioration des moyens de communication commencée au milieu du XIX° siècle mais qui se produisit pour l'essentiel entre 1875 et 1935, à dix années près. Cela provoqua de profondes mutations dans les sociétés, et dans leurs armées. À la fin des années 1930, il y a une inversion : la question des moyens cesse d'être un problème, et celle des méthodes devient cruciale. Cela ne veut pas dire que les armées ne font pas face à une compétition assez rude pour ce qui est de leurs performances technologiques, mais ça n'a plus la même acuité, et en outre elles savent y faire face. Par contre, dès les années trente et plus encore après, une question très secondaire et somme toute négligeable auparavant devint cruciale, celle, disons, du « contrôle de l'information ».

Je met l'expression entre guillemets pour spécifier qu'il ne s'agit pas du contrôle des moyens d'information, mais de l'information elle-même. Et ma foi, l'information ne se contrôle pas comme ça, juste parce qu'on le décide. Dans la société, tout est, tout « fait » information. Ce texte est « de l'information ». La discussion que j'eus cet après-midi avec des connaissances en était, les panneaux de signalisation routière, les chansons de Britney Spears, « La Ferme des Célébrités », la messe et son sermon, la coupe de vos vêtements, tout informe. Vouloir s'assurer le contrôle de l'information revient à vouloir s'assurer le contrôle de la société. Autant dire que si, comme je le prétends, le but premier des armées depuis environ soixante-dix est de « contrôler l'information », dans le cadre des sociétés les plus démocratiques c'est peine perdue. Sauf si…

Sauf si, par exemple, un nombre significatif de membres de la société, disons, entre 30% et 65%, et si possible au moins 48%, fait lui-même le travail, par auto-contrôle et contrôle des pairs. Des auxiliaires de l'armée — et du gouvernement — contre très faible rémunération ou à titre gracieux, voire, dans l'idéal, payant pour s'auto-contrôler. D'où l'intérêt constant des armées et particulièrement du Pentagone pour toutes les sciences sociales qui étudient le comportement et les interactions entre individus, et celles qui s'occupent des conditionnements sociaux. Et bien sûr, l'intérêt des gouvernements pour ces questions depuis au moins trois quarts de siècle, en particulier des diverses administrations des États-Unis. Et l'intérêt des sociétés commerciales.


« L'expérience de Milgram » : une méthode simple,
économique et efficace de contrôle social

L'armée, le gouvernement et les puissances économiques, ça ne se sépare pas. Et cela vaut autant pour les sociétés collectivistes, qui ne le sont que de nom, que pour celles dites libérales — qui ne le sont que de nom. Cela vaut aussi, bien sûr, pour les systèmes autoritaires, dirigistes, totalitaires, etc. Ce n'est pas une question de régime, mais de structure sociale. Formellement, la structure d'un État collectiviste, telle la défunte URSS, libéral comme celui des États-Unis, social-démocrate ou réformiste comme presque tous les pays d'Europe de l'Ouest, autoritaire comme la Turquie, dictatorial comme — et bien, comme beaucoup… — sont équivalentes, avec une sphère dirigeante restreinte dont les membres se comptent en centaines, au mieux en milliers d'individus, un groupe d'apparatchiks dix à trente fois plus nombreuse que la sphère dirigeante (les hauts fonctionnaires, officiers généraux, cadres de direction…), un groupe de cadres moyens et supérieurs représentant 5% à 10% de la population, le reste réparti diversement entre « cadres inférieurs » ou d'exécution, maîtrise et prolétariat. Là, ça dépend des contextes : dans les sociétés les plus avancées (UE, Japon, États-Unis) et où le secteur tertiaire est très développé, il y a une population assez importante de cadres d'exécution ; dans un pays comme l'Inde, il y en a nettement moins, mais c'est en train d'évoluer. Cette répartition est fonctionnelle et efficace. Ce n'est au fond que la reproduction à grande échelle d'un modèle valable dans toute société qui, disons, comporte plus qu'une quinzaine ou qu'une vingtaine de membres. Dès qu'un groupe atteint « une certaine taille », il lui faut s'organiser, répartir les tâches entre ses membres de telle manière que chacun ait une « fonction organique » : un fera la tête, trois ou quatre feront les bras, autant pour les jambes, et les huit à douze restant feront le tronc. Un très vieux modèle, celui des « trois ordres ».

S'il devient nécessaire de s'organiser à partir d'un assez petit nombre d'individus, les différents groupes n'ont en revanche pas nécessité à croître également. Je veux dire : on n'a pas besoin de deux têtes, huit bras et huit jambes si le groupe comprend quarante individus. C'est une question de coordination : tant qu'un seul individu peut relier tous les autres, une tête suffit. Je n'ai pas d'idée précise sur la question, mais on peut considérer que jusqu'à deux ou trois cent membres, une tête suffit. En fait, une tête suffira aussi bien pour deux ou trois mille individus, par contre, il deviendra assez vite nécessaire d'installer, que dire ? Un corps intermédiaire ? Bref, de créer un groupe qui sera fonctionnellement quelque chose comme « le système nerveux », et dont le rôle sera de faire le relais entre « le chef » (la tête) et « le corps social ». Ce modèle organique est universel, même s'il prend des formes différentes selon les cas.

Je disais qu'armée, gouvernement et, disons, entreprise ne se séparent pas, tout simplement parce que ce ne sont pas trois « corps » séparés, mais trois éléments d'un seul corps. À la base, au niveau du soldat, du prolétaire, du petit fonctionnaire, ça ne se ressent guère, mais plus on monte dans la hiérarchie, plus les divers groupes de même niveau sont proches, et plus leurs intérêts convergent. C'est logique : plus on se rapproche de « la tête », plus on va vers le système de régulation, de répartition et de contrôle, donc plus les groupes doivent se coordonner. Compte non tenu des problèmes que peuvent avoir individuellement les membres de base dans le cadre d'un régime peu agréable (dictature, totalitarisme) une société dans son ensemble commence à avoir des problèmes si les divers groupes qui la composent n'arrive pas à s'entendre pour se coordonner.

C'est bel et bon, mais il y a un problème pour les sociétés comptant des centaines de milliers ou des millions de membres : les individus qui la composent ne sont pas en état de se coordonner ni de contrôler que chaque niveau d'organisation agit au mieux des intérêts de la société. Remarquez, ce n'est pas un problème partout, dans un système dictatorial ou totalitaire c'est même la base effective du fonctionnement social : le sommet contrôle la base, qui ne contrôle pas le sommet, et il est entendu que les dirigeants agissent au mieux de leurs intérêts propres. Dans une démocratie, qu'elle soit libérale, réformiste ou collectiviste, ça devrait se passer autrement : les dirigeants sont au service du peuple, et il y a un contrôle réciproque de la base et du sommet. Mais il se trouve que les dirigeants ont une situation particulière : les autres membres de la société leurs délèguent leur « responsabilité » (ce qui se traduit par du pouvoir, du confort et/ou des hauts revenus), charge à eux d'en faire le meilleur usage possible. La démocratie est un modèle de régulation qui repose sur la confiance. Et sur la sanction des responsables qui trompent la confiance de la société[8].

Ce qui nous ramène à « l'expérience de Milgram » : dans la variante considérée standard, le taux élevé de jusqu'au-boutisme s'explique-t-il, comme dans l'analyse habituelle, par un haut degré de « soumission à l'autorité », ou par un haut degré de confiance dans les responsables ? Dans ce cas, la très haute performance constatée en Allemagne (85%) indiquerait moins tant les hauts niveaux de soumission et d'obéissance des Allemands de 1970 qu'une confiance très élevée dans leurs responsables. Mais l'un ne contredit pas l'autre : on sera d'autant plus obéissant qu'on sera confiant.

Les sociétés démocratiques tentent de restaurer le type de « soumission au groupe » qui existe dans une communauté réduite de quelques dizaines ou au plus quelques centaines de membres : dans ce cadre restreint, chacun connaît chacun, et peut évaluer ses compétences et son caractère, bref, chacun accorde à chacun le niveau de confiance qu'il sait pouvoir lui accorder. Dans un cadre large, tel que dans la société luxembourgeoise, par exemple, d'évidence le même genre de rapports entre membres de la société ne peut pas exister, il faut donc trouver un moyen de les fiabiliser « à l'aveugle » — d'avoir, strictement, « une confiance aveugle » en ses pairs. Cela se fit par un long processus, la démocratisation, dont les deux pierres angulaires sont la séparation des pouvoirs et l'éducation de tous, l'école universelle, laïque, gratuite et obligatoire.

L'école a une double et paradoxale fonction, conditionner et déconditionner : on conditionne les élèves à accepter et intégrer les normes sociales en vigueur, et en même temps, par le savoir et la connaissance, on les déconditionne de leurs allégeances initiales à leur famille et à leurs groupes d'appartenance civil et social. La séparation des pouvoirs est une nécessité dans une société démocratique, elle garantit que ceux qui font les règles ne sont pas ceux qui les appliquent, et que ceux qui les contrôlent sont indépendants des deux autres groupes. En ce sens, on peut dire que la V° République n'a pas une structure démocratique, puisque la loi émane de l'exécutif et non du législatif, et qu'en outre le judiciaire y est un subalterne de l'exécutif.


[*] "La psychologie sociale de ce siècle a offert une leçon importante : le plus souvent ce n'est pas tant le genre de personne qu'est un homme que le genre de situation dans laquelle il se trouve qui détermine la manière dont il agira" (Stanley Milgram, 1974).
Citation tirée d'une page dont c'est le titre, et faisant une brève biographie de l'auteur.


[1] J'exclus cette variante car elle n'est que la confirmation de celle avec sujets exclusivement masculins. Mais même en l'incluant, le résultat varie peu : avec 111 sujets jusqu'au-boutistes sur 360, on a une proportion de 31% de « tortionnaires ».
[2] Je trouve notable que le seul acteur défini à la fois par son statut et sa fonction soit ce supposé « expérimentateur-psychologue » ; le sujet est présenté en une occurrence comme le « professeur-maître », mais ce n'est que la désignation redoublée de la fonction. Factuellement, l'« expérimentateur-psychologue » est un « acteur » comme « l'élève » et non, comme semble le croire Cabanel, un « vrai » psychologue qui « dirige l'expérience ». Il se peut — bien que ce soit improbable — que Milgram lui-même joue le rôle de l'« expérimentateur-psychologue », mais dans le cadre du protocole il est un acteur qui simule, autant que l'élève — et que le professeur…
[3] Ce qui ne signifie pas que cette expérience ne le montre pas, que ce soit au niveau du contexte ou du méta-contexte ; simplement, du fait que ce n'est qu'une simulation et du fait que « le professeur » en est généralement aussi conscient que « l'élève » ou que « l'expérimentateur », cela fausse les analyses reposant sur la croyance d'un professeur naïf convaincu que c'est « pour de vrai ». De ce point de vue, l'expérience « démontre » surtout que dans l'espace du laboratoire les règles ordinaires sont suspendues, mais ça, on le savait déjà…
[4] Il ne s'agit pas de ce que nous savons, mais ce que sait le sujet : pour lui, l'élève aussi est naïf, dans le contexte de l'expérience.
[5] On peut faire d'autres analyses, en outre ces deux-là ne s'excluent pas : il se peut — il est probable — que certains sujets allèrent très en dessous du niveau observé dans le cas extrême par crainte, d'autres par courage — il faut considérer que les professeurs prenaient le risque, en limitant fortement le « niveau de choc », d'encourir une sanction morale, d'être admonestés par le « responsable en titre ».
[6] Enfin, ça se discute… Dans une page traitant de l'expérience j'ai lu, pour cette variante, que « bien que l'obéissance ait légérement diminué, la différence ne fut pas significative ». Je trouve assez étonnant — et significatif… — de juger une différence de 17% « non significative ».
[7] En fait, non : dès l'abord que je m'en servis moins pour discuter du résultat que du contexte. Je me souvenais — et qui ne s'en souviendrait — de cette séquence de I Comme Icare qui utilise cette expérience, et sachant qu'il s'agissait de la reproduction d'une expérience réelle, j'ai cherché sur le Net ce qui s'y rapportait. J'appris ainsi que sa désignation habituelle est « l'expérience de Milgram », et tout de suite me frappa ceci : l'on désigne ainsi une petite partie de l'ensemble de l'expérience ou, pour mieux dire, de l'étude. Je suis « une sorte de philosophe », mais j'ai aussi l'esprit scientifique et comme dit Baillargeon j'utilise « ce qu’on appelle “la pensée critique” » — et ne m'en laisse pas compter ni conter. Et de toute manière, dès le départ l'expérience même me parut assez douteuse sur un plan scientifique.
[8] J.-C. Cabanel a cette vertu d'exposer aussi honnêtement et précisément que possible des opinions qu'il ne partage pas. Sur cette question par exemple, il écrit assez justement, s'appuyant sur les idées de Bertrand de Jouvenel : « L'obéissance semblerait résulter de plusieurs causes différentes et complémentaires : l'habitude, la crainte de la sanction, les récompenses et surtout la confiance […]. Les dirigés, sauf exceptions, font naturellement confiance aux dirigeants, lorsque leur socialisation a été réussie, et qu'ils sont bien intégrés dans la société. Les dirigés pensent naturellement que les dirigeants œuvrent dans l'intérêt général. Ils leur font crédit. Ils considèrent qu'ils sont légitimes et qu'en conséquence il faut, dans l'intérêt de tous, leur obéir. Si les dirigés ne sont pas portés à obéir c'est qu'ils sont mal socialisés et/ou qu'ils ont été convaincus par des opposants que les dirigeants n'œuvraient pas réellement dans l'intérêt général. Donc, en définitive, c'est la croyance en la légitimité du Pouvoir qui serait la cause première du phénomène obéissance ». Si je ne suis pas d'accord avec sa manière de présenter la chose — dont son usage abusif de « naturellement » et son partage entre « dirigeants » et « dirigés » — il y a quelque chose d'intéressant ici : un régime libéral (au sens de : respectant les libertés publiques et privées) obtient le consentement — « l'obéissance » — avant tout par la confiance.