"The social psychology of this century reveals a major lesson: often
it is not so much the kind of person a man is as the kind of situation in which he finds
himself that determines how he will act" (Stanley Milgram, 1974)[*]
Qui dit quoi, et comment ?Dans cette partie je m'intéresse moins à l'apparemment fameuse « expérience de Milgram » qu'à sa réception et à son utilisation. Si vous êtes comme j'étais en mars 2004 ignorez ce qu'est cette « expérience de Milgram », vous en trouverez un bon compte-rendu au début de la première partie. D'abord, quelques constats :
Pour des raisons circonstancielles (matériel informatique insuffisant) je ne puis pas vraiment faire une étude exhaustive et détaillée, « scientifiquement valide », de tout ça, donc j'en discuterai en partie de manière impressive, et non pas exacte. Toujours est-il, la grande masse des pages concernant notre expérience est de type A (avec toutes les variantes) ou B et C, le type D en formant une minorité. Cela confirme qu'Internet reflète assez bien ce qui se passe d'ordinaire dans les rapports sociaux quand ils concernent des sujets d'ordre général, une grande majorité parlant par ouï-dire, à partir d'informations succintes et partielles en se contentant de relayer une opinion quand elle leur semble confirmer — ou invalider — leurs présupposés, et dans la minorité restante, encore une grande partie des individus ne s'intéressant à un constat, une opinion ou une réflexion que s'ils s'insèrent dans leur conception du monde et semblent la confirmer. Finalement, un peu de personnes vont plus loin que ce qu'on peut appeler “l'analyse standard” d'un « fait » et dans cette petite partie une bonne moitié se contente de gloser de manière détaillée sur deux ou trois analyses et contre-analyses courantes, deux ou trois commentaires habituels et quelques considérations philosophico-politiques communes. Sinon, « ce que l'on discute » conditionne fort « ce qui vaut d'être discuté » : même les personnes ayant une pensée originale sur un sujet donné l'ont dans un cadre de pensée restreint conditionné par ce que jugé habituellement valide comme « sujet de discussion ». Par exemple, une question occupe beaucoup les commentateurs d'Amérique du Nord et fort peu les auteurs francophones hors Québec, l'aspect « éthique » du protocole mis en place par Milgram : en fait, aucun commentateur hors Amérique du Nord ne s'intéresse à cette question, les seuls textes francophones là-dessus venant donc de pages publiées au Canada. Disons, aucun commentateur non spécialiste : j'ai récupéré des documents de spécialistes en psychologie expérimentale que je n'ai pas encore dépouillés, et j'ose espérer que là au moins, a minima on mentionnera que cette question est très discutée aux États-Unis[2] (plus de 20% des pages en anglais s'intéressent à ce seul aspect et plus de la moitié en discutent). À l'inverse, des points discutés en Europe le sont peu en Amérique du Nord, ou d'autre manière. Par exemple, les considérations strictement politiques (et non de morale politique) occupent peu nos voisins d'Outre-Atlantique, ils considèrent le comportement individuel, les morales concurrentes (« obéissance à un supérieur » VS « respect des valeurs humaines »), le conditionnement social, l'interaction, mais s'ils relient souvent « l'expérience de Milgram » au comportement des gardiens nazis des camps de concentration (et non à celui des “kapos”, qui pourtant y correspond plus), ils en dédaignent les implications sur les politiques concertées de conditionnement social au niveau des États. En gros, les Européens s'intéressent plus aux « causes », les Nord-Américains, aux « conséquences », les uns s'attachent aux leçons, les autres au contexte. On dira que les Européens voient la société comme un ensemble d'individus, les Nord-Américains, comme une collection d'individus, ce qui tend à confirmer une idée courante selon quoi pour un Étatsunien les individus construisent la société, pour un Européen la société construit les individus. Ça ne nous apprend pas grand chose sur l'expérience de Milgram ou les causes réelles des comportements des personnes, mais ça en apprend beaucoup sur les représentations sociales des commentateurs, et bien évidemment, sur leur conditionnement culturel. Quelques exemples représentatifsPas d'exemples ici des cas A.4 à A.6, il suffit de savoir que plus de la moitié des pages recensées par Google comportant la séquence exacte "expérience de milgram" en ressort. Ceci me confirme une perception personnelle selon quoi plus de la moitié des pages qu'on trouve sur Internet sont des duplications de pages, et non des « pages personnelles ». Pour dire les choses, bien des personnes ne font que répéter ce qu'elles ont entendu ou lu, sans aller plus loin. Ce qui met en question une opinion répandue selon laquelle une personne qui parle ou écrit « exprime sa pensée ». Pour moi, je constate depuis longtemps qu'en général une personne s'exprimant sur un sujet requérant une opinion exprime le plus souvent une opinion non personnelle et ne dit pas ce qu'elle pense, mais ce qu'elle considère être l'opinion « normale » sur la chose. On ne peut pas proprement appeler ça de la pensée, et en tout cas, certainement pas de la réflexion, mais plutôt de l'association réflexe. Quelque chose de pavlovien. Si par exemple, concernant le paragraphe précédent, vous approuvez ou rejetez mon assertion sans y réfléchir, sur le mode, « il a raison » ou « il a tort », point, vous confirmerez mon opinion que nombre de personnes ne pensent pas mais se contentent de réagir de manière réflexe, en fonction de ce qu'une opinion émise confirme ou infirme « la leur ». Et dans ce cas vous faites probablement une lecture « morale » de mon assertion, sur le mode simple et binaire “bien” VS “mal”, “vrai” VS “faux”, “acceptable” VS “inacceptable”. Bon, je dis ça, mais je n'ai pas d'opinion morale là-dessus, c'est un constat. Ce n'est ni bien, ni mal, ni vrai, ni faux, ni acceptable, ni inacceptable « en soi », par contre, c'est. Cela n'implique pas que mes pavloviens n'ont pas d'opinions personnelles, simplement, ils expriment une opinion commune simple et indiscutée. Pourquoi, je ne sais pas ; ce qu'il faut en conclure, je ne sais pas, sauf ceci : dans bien des situations, les gens s'accordent ou s'opposent non en fonction de ce qu'ils pensent de ladite situation, mais de ce qu'ils pensent qu'ils faut en penser. Ça a une implication forte : ils n'agissent pas (serait-ce en paroles) de manière effectivement adaptée à la situation, mais d'une manière stéréotypée et souvent inadaptée. Bien que ce ne soit pas le sujet de cette partie, cette considération est largement confirmée par l'étude de Milgram, avec toutes ses variantes : le niveau de conformation des sujets à l'orientation générale de la séquence est directement proportionnel à l'univocité du contexte ; moins le sujet peut « savoir ce qu'il faut en penser », moins il se conforme. Concluons : quoi qu'on en pense, je constate que plus de la moitié des pages consacrées à « l'expérience de Milgram » dupliquent des pages ou parties de pages existant ailleurs sur le réseau. Il y a même des « enchassements » : la citation d'une page qui cite elle-même une page. Il vaut de voir que les citations se font par « convergence d'opinion », par exemple, plusieurs sites libertaires ou anarchistes font référence au même texte matriciel publié sous ces surtitre, titre et sous-titre :
par un dénommé “Phyl d'Arian” (on rigole…), initialement (?)
sur http://vulgum.org/. On en peut tirer
trois leçons : les gens préfèrent se faire l'écho d'analyses qui confortent leurs analyses
préalables ; en corollaire, nombre de gens semblent prendre leurs informations à des
sources qui confortent leurs opinions ; enfin, dans le vulgum pecus anarchiste
aussi il y a plus de moutons que de bergers…
Autre grande source de duplications, la page http://fr.wikipedia.org/wiki/Expérience_de_Milgram. Je ne suis pas sûr
que ce soit la plus fiable, mais en revanche, c'est la plus complète et la plus « neutre »
(formellement) parmi les descriptions qui se réfèrent à I comme Icare, un point
d'entrée probablement important : l'internaute « naïf », comme moi, celui n'ayant pas de
formation particulière en psycho sociale ou en psycho expérimentale, ne connaît pas
« l'expérience de Milgram », mais la reprise qu'en fait ce film ; comme je l'ai fait, il
lancera une recherche sur "i comme icare" ; comme moi il verra une page « encyclopédique »
parmi les premières ; comme moi enfin, il se dira « ici je trouverai une explication
précise et honnête ». C'est que, comme les « professeurs » ont tendance à faire confiance
aux « expérimentateurs », les lecteurs ont tendance à faire confiance aux dictionnaires et
La page http://millenaires.free.fr/b2commentspopup.php?p=60&c=1 présente un assez pur exemple du cas A.1. C'est un « commentaire » :
Il illustre mon propos sur le pavlovisme de certains : il semble que « soumission » est pour beaucoup d'internautes un “déclencheur”, il appelle automatiquement, selon le niveau culturel et les centres d'intérêt de l'auteur, « expérience de Milgram », « I Comme Icare » ou/et « expérience de Zimbardo ». En gros, nombre d'internautes semblent être d'anciens « élèves » (dans le schéma de notre expérience) qui ont appris à bien mémoriser afin de ne pas subir de chocs électriques. La page http://66.46.177.46/mt2/mt-comments.cgi?entry_id=6157) donne un autre exemple tout aussi sommaire, cette fois pour le cas A.2 :
Cela se place dans le cadre d'une discussion sur un film qui n'a pas grand chose à voir avec « l'expérience de Milgram », sinon le “déclencheur”, qui est, soit « soumission », soit « torture », je ne sais pas. En réalité, le film en question est basé sur un autre élément associé : « l'expérience de Zimbardo ». Mais faut-il encore, sinon la connaître, au moins savoir que c'est un élément associé plus exact quand on a les éléments déclencheurs conjoints “expérience”, “soumission” et “prison”. Incidemment, une des explications de ce qui fit le succès de « l'expérience de Milgram », on la trouve dans cette même page, avec ce commentaire :
À l'évidence, l'expérience rencontre, dans son résultat « standard », une perception courante de « la nature humaine ». Cela montre en outre que les commentateurs n'ont souvent pas une connaissance effective de l'expérience — avec ses variantes —, ou ne se laissent pas troubler par les informations qu'ils reçoivent quand ils ont une opinion bien ancrée : l'expérience nous informe sur un phénomène culturel et non un phénomène “naturel”. Mais la doxa en ces matières étant que « la culture concourt à former des individus moraux », il paraît souvent difficile d'associer « conditionnement culturel » et « amoralité ». Non que des auteurs comme celui-ci ne considérent que ce n'est pas par conditionnement qu'on obtient des individus qui « dans un contexte semblable, abuseraient de leurs pouvoirs », mais ce conditionnement est supposé induire les individus à « ne pas contrôler leurs pulsions », quelque chose de cet ordre. L'association entre comportement de tortionnaire et bestialité étant très courante. Incidemment encore, le cas A.4 apparaït comme une variation sophistiquée des cas A.1 et A.2 : l'auteur n'a lui non plus rien de propre à dire sur l'expérience, mais veut faire part de ce qu'il la connaît et qu'elle vaut d'être connue ; par contre il ne met en cause ni la description, ni l'analyse faite dans la source. Il y a cependant deux « sous-cas » : référence ou non. J'ai repéré certains « copier/coller » parce qu'ayant lu la même prose ailleurs, en revanche le supposé auteur qui s'est contenté de reprendre ne mentionne pas sa source, ni même — au cas où, comme ça m'arrive parfois, il ne se souvient pas où il a trouvé la chose — qu'il n'est pas l'auteur initial du texte. Ça laisse songeur quant à l'honnêteté de certains contributeurs de sites. Mais quoi, le plagiat n'a pas été inventé sur Internet… On ne n'est jamais sûr de rien : certaines pages trouvées, qui semblent originales, sont probablement des reprises de textes disponibles ailleurs que sur Internet, ou dans d'autres langues. Cela dit, il n'y a pas cinquante manières de présenter « l'expérience de Milgram » — il n'y en a guère que trois ou quatre… —, donc, pourquoi se donner la peine de le faire « à sa façon » ? C'est la raison pour laquelle je me suis moi-même contenté de reprendre une des descriptions brèves qui me semblait parmi les plus exactes : qu'est-ce que j'aurais pu dire de mieux ou de plus que Normand Baillargeon ? Enfin si : j'avais bien d'autres choses à dire. Mais concernant la présentation de base de « l'expérience », non. « Personnellement. tout comme Stanley Milgram (je me réfère à des cours
universitaires de psycho, mes lectures sur le sujet, mon vécu et la lecture approfondie
et répétée du livre de Stanley Milgram), je crois qu'il y a effectivement environ 65% de
la population mondiale qui a tout a fait la capacité et « l'amoralité » pour agir en
bourreau. La barbarie ordinaire. Il ne s'agit ni de psychose ni de paranoïa, mais je
crois que l'homme est l'animal le plus dangereux pour son prochain ». « On se souvient de l'expérience de Milgram qui avait pour but de montrer
comment on devient un tortionnaire. Sur cent personnes recrutées au hasard,
soixante-quinze acceptent d'envoyer des décharges électriques irréversibles sur un enfant
de onze ans afin de voir si ce genre de traitement peut l'aider à développer sa mémoire.
Pourquoi ces Messieurs Tout-le-Monde se transforment-il en tortionnaires ? Ce n'est
pas parce qu'ils sont plus vicieux que les autres. Mais tout simplement parce qu'ils ont
le sens du devoir : on les a engagés et on les paye pour qu'ils participent à cette
expérience scientifique et pédagogique. Et, derrière eux, il y a un expérimentateur-chef
qui les incite à faire leur devoir jusqu'au bout ». Et aussi, en vrac : « S. Milgram, chercheur à l’université de Yale, invitait par petites
annonces des inconnus à étudier dans son laboratoire les effets de la punition sur
l’apprentissage ; la punition consistait en décharge électrique évidemment simulées et
envoyées aux compères de Milgram qui mimaient la souffrance ; Milgram pense avoir fondé
expérimentalement la conclusion suivante : […] » ; Etc. Fondamentalement, les cas A.3 — illustré par ces citations — et B ne diffèrent pas, ils utilisent « l'expérience de Milgram » comme modèle connu de simulation de comportement, non pour ce qu'elle montrait, mais pour confirmer son propre discours. Dans ces deux cas l'expérience importe peu. Malgré tout, il y a une différence certaine entre agiter une formule toute faite (« comme l'expérience de Milgram le montre ») et décrire une expérience avec assez de précision, serait-ce pour en tirer des conclusions d'un rapport parfois lointain avec elle. Dans le second cas, on laisse la liberté aux lecteurs de réfléchir sur les éléments, et peut-être leur donner idée d'aller voir plus loin, de se renseigner sur cette expérience, et se former leur propre opinion ; dans le premier, on est dans le domaine de l'évidence, du fait avéré et certain, manière de dire : des travaux ont prouvé ce que je vous affirme, en fermant tout de suite la porte à la réflexion ; dans un cas, on veut convaincre par la raison, dans l'autre, par l'affirmation définitive. Les deux cas se rapprochent par ce désir de convaincre ; les sépare, l'appel à l'intelligence ou celui à l'approbation réflexe, sans esprit critique. Le cas C est globalement non problématique, s'il l'est parfois, localement, un peu plus : de braves gens, intéressés par l'expérience et ses résultats, décident de mettre l'information à notre disposition. Il y a deux grandes classes, avec chacune deux sous-classes : la classe courante est celle des pages qui font des relations assez objectives et exactes de l'expérience, l'autre est celle des relations assez subjectives et inexactes ; dans la première classe, certaines relations sont détaillées, rendent compte de tous les aspects de l'étude, d'autres se contentent de décrire la variante maximale des protocoles, où le taux de jusqu'au-boutistes fut de 65% ; dans la seconde classe, la séparation est au point de vue, disons, de l'intention : certains « déformateurs » le font « de bonne foi », ils racontent l'expérience comme ils l'ont comprise, mais sensiblement, l'ont mal comprise, d'autres élaborent une description visiblement fausse à dessein, probablement ils en eurent une meilleure compréhension, ou au moins une connaissance plus exacte, mais les intéresse de diffuser leur interprétation et elle seule. Au final, on ne rencontre guère la dernière sous-classe ; celle précédente est moins rare mais le cas particulier le plus fréquent est la deuxième sous-classe, exposer la variante maximalisante sans faire part des autres. Un bon exemple de la deuxième sous-classe est la description « anarchiste » déjà évoquée, celle de “Phyl d'Arian”. Bon, parce que s'il s'attache effectivement au seul résultat « standard », mais illustre son article de diagrammes qui reprennent les résultats de plusieurs variantes, ce qui donne au lecteur attentif l'idée que l'étude ne se limite pas à ce seul « Sur 40 personnes testées tout niveau social confondu, 67% des professeurs ont étés jusqu'à la mort de l'élève ». L'autre compte-rendu très repris, déjà indiqué, celui de Wikipedia, ressort quand à lui plutôt de la troisième sous-classe, il est imprécis et même faux sur plusieurs points (tenant compte de la remarque de la note [3] sur l'évolutité de ces articles au cours du temps), mais il semble que l'auteur ne cherche pas à tromper ses lecteurs, simplement, il rend compte selon ce qu'il en a lui-même compris, et selon toute apparence, n'a pas très bien compris… On dira qu'il a « filtré », retenu les seuls éléments qui s'accordaient à sa vision du monde et de la société. Dans le même groupe, la Fédération Catholique des Scouts Baden-Powell de Belgique fait une description assez cursive, mais finalement plus exacte que la précédente. Pour les autres sous-classes, on passera : je ne désire pas citer des sites inintéressants ou malhonnêtes plus que nécessaire… Le cas B se divise aussi en plusieurs formes, mais d'autre manière. Il y a trois cas particuliers principaux : pages « techniques », pages politiques et pages philosophiques. Je ne suis pas sûr que tous les auteurs que je définis comme techniques seraient d'accord avec ce qualificatif, pour des raisons de prestige ; les scientifiques n'aiment en général pas trop qu'on les traite de techniciens… C'est ainsi : les mots sont importants, par exemple, hier 19 mai 2004, j'entendais sur France Culture, émission “Les Pieds sur terre”, l'interview d'un « cadre dirigeant » ; il explique que, son entreprise devant se séparer de lui pour cause de réorganisation il était « en disponibilité » (comme cadre, il a le vocabulaire idoine et n'a donc pas été licencié ni n'est au chômage — les mots sont importants…) et son entreprise l'avait adressé à une agence d'outplacement ; il explique en quoi ça consiste, et son interviouveuse, « naïve », lui dit, ah ! D'accord, c'est comme les structures de reclassement ! Léger blanc. Le cadre dirigeant en disponibilité, sur un ton soudain moins décontracté : pas du tout, mon agence d'outplacement ceci et cela, lesquels ceci et cela ressemblent furieusement à du reclassement… Bref, ne dites pas à un scientifique qu'il a écrit un ouvrage « technique », ça évitera de mauvaises relations. Les ouvrages techniques concernent ce qui touche, de près ou de loin, la psychologie sociale ou expérimentale et domaines connexes : sciences sociales en général, formateurs, pédagogues, comités d'éthique ; ils se déclinent en plusieurs sortes : les introductions, les manuels et cours, les études, les commentaires critiques, etc. Du fait, la mention de « l'expérience de Milgram » va d'une indication courte formellement proche du cas A.3 à une description très détaillée avec analyse approfondie. Pour les mentions « genre A.3 », il y a cependant une grande différence, en ce sens que le public visé est censément un public averti, informé et intéressé, qu'il ne tombe pas sur ces textes par hasard, ou à partir d'un intérêt limité et dirigé. Par exemple, dans la page intitulée « Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants », la référence à l'expérience se limite à ceci : « On connaît les expérience de Milgram (1974) sur l’autorité. Henri Verneuil, dans son film I comme Icare, en a donné une image saisissante : mis sous pression et légitimé par une autorité scientifique, un sujet inoffensif peut infliger des tortures à quelqu’un qu’il ne connaît pas et qui ne lui a rien fait ». C'est court. Mais l'auteur fait ici une étude générale sur les moyens possibles de rendre les enseignants conscients de leurs « habitus », conformismes et automatismes culturels inconscients. Il vaut de citer tout le paragraphe contenant la référence à Milgram et son expérience : « Qui ne connaît La caméra invisible ou Surprise sur prise ? Le principe de ces émissions de télévision est très simple : placer le sujet dans une situation insolite, qui devient révélatrice de ses réactions les moins calculées. Que fait un professeur lorsqu’appelé au téléphone durant un cours, il retrouve la salle de classe vide ? ou peuplée d’élèves inconnus ? ou occupée par un autre professeur ? Il mesure, à son incrédulité et à son désarroi, la force de ses évidences et la nature de ses peurs. La notion d’expérimentation évoque le laboratoire. Cela peut faire peur. On connaît les expérience de Milgram (1974) sur l’autorité. Henri Verneuil, dans son film I comme Icare, en a donné une image saisissante : mis sous pression et légitimé par une autorité scientifique, un sujet inoffensif peut infliger des tortures à quelqu’un qu’il ne connaît pas et qui ne lui a rien fait. Il serait sans doute salutaire que tout futur enseignant vive une telle expérience et quelques autres, que la psychologie sociale expérimentale, très inventive, a multiplié pour explorer les mécanismes d’influence, d’attribution, de discrimination, etc. On voit les limites pratiques et éthiques d’une telle démarche de formation. Les instituts de formation des maîtres n’iront jamais bien loin dans cette direction. Mais, pour réfléchir sur l’habitus, je propose de ne pas abandonner immédiatement le registre des situations insolites… En s’appliquant à les concevoir, sans intention de passer à l’acte, on dévoilerait tout un imaginaire, des savoirs d’expérience, des théories de l’habitus et du comportement ». À l'opposé, les manuels et cours qui font une étude détaillée de cette expérience : on les trouvera sur les multiples sites tenus par des psychologues ou par des institutions liées à l'enseignement. Entre les deux, les études et critiques dues à divers groupes ou personnes, où l'expérience de Milgram est le plus souvent utilisée en tant que modèle d'expérimentation en psycho ou contre-modèle d'une étude « non éthique » ou d'éthique douteuse, ou exemple d'un résultat obtenu de manière expérimentale nous ayant informé sur certains ressorts menant à des comportement « anormaux » librement consentis. On trouvera un bon exemple de la chose sur le site de Pierre-Henri Garnier (quoi que pas très lisible : un des problèmes, sur Internet, est que nombre d'auteurs, qui eux disposent d'un texte original très lisible, décident de choisir « des jolies couleurs » qui rendent ce texte à-peu-près illisible. Ils ne s'en rendent pas compte car ils se contentent de regarder l'esthétique sans se donner la peine d'essayer de lire — eh ! Ils le connaissent par cœur, leur texte…). Je ne suis pas certain d'être vraiment convaincu par l'auteur, il se trouve que c'est un parmi des dizaines de commentateurs qui une fois de plus se contente broder sur le thème convenu de « la soumission à l'autorité ». Mais, de la belle broderie. Parmi les pages politiques, celles citées dans la première partie et dues à Normand Baillargeon et J.-C. Cabanel[4]. Politique est dit ici en une acception large, et non au sens restreint d'« idéologique » ; mes deux auteurs ne seraient peut-être pas d'accord avec ma classification, et à coup sûr Denis Touret, s'il est l'auteur de la page attribuée à Cabanel, ne le serait pas, puisqu'il classe son texte dans la rubrique « Sociologie et Philosophie du Droit ». Pour moi, c'est une question de visée : si l'on produit un texte à portée pratique en direction de la société, c'est politique, puisque ça cherche à agir sur les comportements civiques. Ce genre de textes utilise l'expérience de Milgram pour ses résultats en tant qu'ils nous informent sur ce qu'est un certain comportement social et quel impact il peut avoir sur les rapports sociaux ou l'organisation de la société. On dira que ces auteurs tendent à considérer l'expérience comme une « situation réelle », une modélisation fiable et effective d'interactions observables hors laboratoire. Quelque chose comme un exemple schématique de situations « normales ». Ce qui bien sûr est peu évident — j'en discute abondamment dans les autres parties. Les pages francophones parlant d'éthique — ou plutôt, la page abordant ce point — l'abordent comme paradigme d'une expérience en sciences humaines et sociales où l'éthique des chercheurs n'est pas respectée. Il y a certes quelques pages discutant l'éthique des « professeurs », mais l'expérience sert d'exemple parmi d'autres montrant que les humains peuvent consentir à commettre sans contrainte des actes éthiquement douteux ; de même, quelques pages traitant de l'éthique en sciences ressortent du cas A.3, « comme le montre l'expérience… ». Pour ces derniers cas on est dans une situation mixte : les auteurs sont censés s'adresser à un public averti, donc la simple mention de l'expérience, avec un minimum de description, suffit ; de l'autre côté ils s'adressent en réalité à un public « naïf » : les décideurs politiques délèguent à un comité la tâche d'élaborer une sorte de charte de l'éthique en sciences expérimentales. Ça signifie que les « sages » en charge de la chose devraient se donner la peine d'expliciter plus et mieux l'expérience, pour faire comprendre précisément aux décideurs politiques de quoi il retourne. Or, je ne suis pas certain que les « spécialistes » ont réellement envie de ça, qu'ils désirent que les décideurs prennent en compte tous les aspects éthiques. Comme je l'explique dans la deuxième partie, une analyse précise de l'ensemble de l'étude ne peut qu'amener à considérer que l'éthique est enfreinte bien avant l'expérience : dès le moment où Milgram décide de la réaliser il devra persuader un tas de personnes d'agir contre l'éthique, à commencer par les représentants des décideurs politiques en charge d'autoriser ou non une expérience. Le dogme général est que « l'expérience de Milgram » démontre « la soumission à une autorité supérieure » ; elle démontre en réalité la soumission du corps social aux décisions émanant d'une personne ou d'un groupe « ayant autorité » dans n'importe quelle direction : hiérarchiquement, le responsable du département de psychologie sociale de l'Université de Yale « a autorité » sur Milgram ; celui-ci « a autorité » sur les questions de… soumission à l'autorité ; ergo, quand Milgram « l'inférieur » soumet son projet à « son supérieur » celui-ci acceptera parce que dans ce schéma Milgram « a autorité » sur lui. Certes, Milgram employera des moyens pour persuader sa hiérarchie autres que ceux de « l'expérimentateur » envers « le professeur » ; fonctionnellement ça ne diffère pas : l'acceptation des supérieurs n'est pas dictée par la raison mais par la soumission à l'autorité que représente Milgram. Il est à remarquer que la seule page francophone consacrée au sujet, le « Compte-rendu de la retraite du CNÉRH » de mars 1998, évite avec soin de soulever les problèmes éthiques que peut poser — et que pose assez régulièrement — l'organisation hiérarchique de la recherche scientifique, il ne considère ces problèmes que sur le seul plan de la responsabilité des individus-chercheurs, et sur la seule question de « l'éthicité » d'une recherche particulière. Apparemment, la mise en évidence par l'expérience de Milgram que ce sont les structures sociales, et non les volontés individuelles, qui permettent les dérives éthiques, n'est pas un point qui intéresse les « sages » de nos comités… La dernière variante du cas B, les pages philosophiques, est représentée par les pages « La violence peut-elle avoir raison ? » et « Peut-on vouloir le mal ? ». Leur but est une réflexion philosophique sous forme de discussions ou de cours sur un sujet donné (la violence, le mal, la soumission, etc.) qu'on élucide par des exemples commentés. Formellement, ça ne diffère guère des pages politiques, sinon que les auteurs, au lieu de fermer le sujet (d'essayer de faire adopter leur propre analyse), l'ouvrent à la réflexion du lecteur. Ça n'est bien sûr pas toujours de la qualité de ces deux exemples. Désolé, pas d'exemple du cas D concernant « l'expérience de Milgram », sauf peut-être les parties I et II de ce texte… Cela ne signifie pas qu'il n'y en ait, mais ailleurs que sur Internet. Par exemple, Isabelle Stengers a beaucoup réfléchi sur les conditions de réalisation des travaux scientifiques, et en outre je sais qu'elle a écrit sur l'étude de Milgram, mais ça ne se trouve pas sur Internet. On trouvera quelque chose d'éclairant là-dessus dans cette page, et dans les ouvrages de l'auteur, bien sûr. Que conclure de tout ça ?Ce que l'on veut. Je vous conseille de passer comme moi par un moteur de recherche (mon favori, comme pour la majorité des internautes français, est Google), de lancer la recherche "expérience de milgram" ou "milgram's experiment" ou les deux à la fois, et de parcourir les pages qui en parlent. C'est une chose que je fais souvent quand je souhaite savoir ce qui se dit d'un sujet qui m'intéresse. Pour moi, Internet a comme intérêt de m'ouvrir l'accès à des univers nombreux et variés, ceux de l'esprit de mes contemporains et des humains des siècles passés. C'est toujours une surprise. L'aspect strictement documentaire ne m'attire guère. Je le dis en divers endroits, « l'expérience de Milgram » ne m'intéresse pas en soi, mais plutôt en ce qu'on peut en dire, et en ce qu'en disent mes semblables. Ce que la majeure partie de mes semblables en dit me laisse songeur. Comme l'écrivent les scouts de la Fédération Baden-Powell de Belgique à propos de l'expérience de Milgram, « On aime évidemment penser qu'on se situe parmi ceux qui ont osé dire non ! Mais ». Mais il y a peu de chances… [*] "La psychologie sociale de ce siècle a
offert une leçon importante : le plus souvent ce n'est pas tant le genre de personne
qu'est un homme que le genre de situation dans laquelle il se trouve qui détermine la
manière dont il agira" (Stanley Milgram, 1974). [1] Le premier cas concerne le caractère éthique
ou non d'un tel type d'expériences (cf. la discussion citée sur « la duperie »), le
second, « ce que nous apprennent les sciences sociales sur l'éthique des individus ».
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