I l y a peu – et peut-être n'est-ce pas fini –
j'entretins une correspondance avec Mme France Culture sous les espèces de “Les Relations
avec les auditeurs”. Le sujet de départ était le traitement médiatique de la mort du pape,
le 2 avril 2005, et le message initial très bref. Le voici:
Pour moi ça ne méritait pas de réponse, une petite pique ironique, sans plus. Pas de
quoi en faire un fromage… Quelqu'un en jugea autrement à France culture. C'est
étrange car j'avais envoyé d'autres messages dont j'estimais qu'ils méritaient réponse et
qui n'en ont pas reçu. Voici cette réponse:
De : France Culture
Envoyé : mercredi 13 avril 2005 18:18
À : olivier.hammam@free.fr
Objet : RE : [Site France Culture] Une réaction.
Nous nous étonnons de votre réaction à la diffusion d émissions
exceptionnelles justifiées par un événement exceptionnel qui ne concerne pas
que les catholiques !
Bien cordialement,
Les Relations avec les auditeurs
|
Ma foi ! Je pensai par-devers moi que si quelqu'un s'était senti obligé de me
faire parvenir ce courriel, ledit quelqu'un considérait qu'il y avait là quelque chose
de… De… Disons, de juste dans mon message, quelque chose qui piqua
assez pour provoquer une réaction. Voici mon message en retour:
De : Olivier Hammam
Envoyé : vendredi 15 avril 2005 17:59
À : France Culture
Objet : Re: [Site France Culture] Une réaction.
Bonjour,
Que dire ? Ce qui m'étonne est surtout d'avoir reçu une réponse à ce
message. Quoi qu'il en soit, c'est fait.
Bien, vous vous étonnez de ma réaction; j'ai discuté avec bien des
personnes de la marée médiatique papolâtre de la période concernée (la dernière semaine
de mars et la première d'avril 2005), et le sentiment unanime de ces personnes fut: ils
en font trop, y en a marre. "Ils" étant ici les médias en général. Vous et moi ne vivons
probablement pas sur la même planète, sur la mienne, le sentiment habituel depuis
quelques années est systématiquement "Ils en font trop", pour presque tous les "grands
sujets": le tsunami, le Moyen-Orient, le traité constitutionnel, la guerre en Irak, le
"11 mars", le "sursaut républicain" après le fâcheux résultat électoral du 21 avril 2002
et avant cette élection la fameuse "insécurité" qui la prépara, le "11 septembre", etc.
Et bien sûr, pour cette année, j'oubliais "les commémorations du 60° anniversaire". Ma
petite pique sans conséquence sur "radio Vatican" est tombée sur votre radio, mais le
sentiment de malaise que ressentaient les gens autour de moi vient moins tant de ce "Ils
en font trop" que de cette disproportion entre le supposé laïcisme vigilant de nos médias
qui précéda et entoura la loi dite "sur les signes religieux ostensibles" que tout le
monde appelle communément "loi sur le voile islamique" et donc, la papolâtrie délirante
les dix jours qui précédèrent la mort du pape et les dix qui la suivirent.
Vous m'écrivez que ce fut "un événement
exceptionnel"; ma foi, des humains il en meurt chaque seconde, ce n'est vraiment pas
quelque chose de très exceptionnel. Vous voulez me dire: cet humain-là ? Il y a un
petit problème: c'est son statut médiatique qui fit de sa mort "un événement
exceptionnel": du point de vue du dogme, on ne peut pas dire qu'il fut très marquant,
même si ses encycliques - dont je suis sûr que vous les avez lues - sont très
intéressantes, c'était un bon exégète, un théologien et philosophe très fin, mais il ne
brilla pas par l'originaité de ses vues en la matière; du point de vue de l'organisation
de l'Église, on peut en revanche dire qu'il fut particulièrement frileux, et à partir du
milieu de la décennie 1980 notamment, revint même sur certains acquis de Vatican II - lui
ou ceux qui l'entouraient -; reste son action politique: on entendit des choses amusantes
après sa mort, amusantes mais très éloignées de la réalité, entre autres sur le rôle
qu'il est censé avoit joué dans la chute des régimes communistes; je n'ai pas souvenir
qu'il ait pu faire grand chose contre la "remise en ordre" communiste en Pologne, au début
des années 1980, mais peut-être ai-je mauvaise mémoire ? Quant à la "chute du mur"
dont on le crédita à la suite de sa mort, comme on le fit précédemment pour Ronald
Reagan, je n'ai pas non plus souvenir que ce fut un mouvement particulièrement chrétien,
tout au contraire, il me semble bien que les groupes d'activistes qui furent à l'origine
de cet événement étaient très à gauche et fort peu dévôts.
Vous me parlez enfin d'"un événement […] qui ne concerne pas
que les catholiques !" Mais même les catholiques que je fréquente ont
trouvé que les médias en faisaient trop. Dirais-je, surtout eux. Pour ce
qui me concerne, je voyais l'aspect saturation de l'espace médiatique,
sans plus, tandis qu'eux regrettaient l'atteinte à la mémoire d'un pape
dont le message était galvaudé par cet excès d'hommages. Comme
quoi: on croit faire plaisir aux bigots et on les agace...
Bien sûr, vous pourriez me contester la minoration du rôle de ce
pape dans l'histoire du XX° siècle, alors faites un truc, réécoutez les
émissions spéciales consacrées par France Culture et dans lesquelles
des spécialistes en papologie et en relations internationales disaient en
substance la même chose que moi: médiatiquement important, mais
sur les autres plans, pas très notable... C'est ainsi.
En toute amitié.
Olivier Hammam.
|
Le précédent message encore chaud, j'en envoyais un autre dans la foulée pour donner à
mes correspondants le point de vue d'un chrétien, et pas des moindres, sur le sujet:
De : Olivier Hammam
Envoyé : vendredi 15 avril 2005 23:16
À : France Culture
Objet : Re: [Site France Culture] Une réaction. Complément au précédent message
Bonjour encore,
Plutôt que la parole d'un simple auditeur mécréant, je
vous propose ci-joint un article paru dans "Le Monde" du
15 avril, qui vient d'un bon chrétien, le président de l'Église
réformée de France - certes, point trop papiste - au titre
éloquent: «Le président de l'Eglise réformée de France
critique la "papolâtrie"». Et comme moi, les réformés ont
quelques réserves sur l'exceptionnalité du défunt pape...
Bien à vous.
Olivier Hammam.
|
Voici l'article envoyé comme pièce jointe:
Le président de
l'Eglise réformée de France critique la "papolâtrie"
LE MONDE | 15.04.05 | 14h16
Le président de l'Eglise réformée de France (ERF), principale composante du
protestantisme français, n'est pas un boutefeu. Marcel Manoël n'a pas pour habitude de
se lancer dans des prêches incendiaires contre le catholicisme. Pour autant, il ne peut
dissimuler son agacement face aux événements survenus depuis la mort de Jean Paul II.
Il commence donc par une litote : "Nous ne sommes pas à l'aise sur ce sujet..."
C'est peu dire, en effet, que les protestants français sont agacés par la place
occupée par le pape dans l'actualité. "Nous avons assisté dans les médias à une
papolâtrie exacerbée", a déploré le pasteur Manoël, jeudi 14 avril, au cours d'une
conférence de presse consacrée au prochain synode de l'ERF, à Aix-en-Provence
(Bouches-du-Rhône) du 5 au 8 mai. "Les personnalités choisies sur les plateaux de
télévision pour commenter la mort du pape étaient pour la plupart des admirateurs de Jean
Paul II. Paradoxalement, les médias confessionnels ont été plus critiques que les médias
laïques et ont présenté l'état du débat dans l'Eglise catholique." Cette déferlante
médiatique n'étonne pas outre mesure le président de l'Eglise réformée : "Jean Paul II
a tellement utilisé l'outil médiatique qu'il était dans la logique des choses que sa mort
suscite un tel intérêt."
Les protestants français tirent un bilan mitigé du pontificat de Jean Paul II. S'ils
reconnaissent au pape défunt le mérite d'avoir posé des actes forts en matière
d'oecuménisme et de dialogue interreligieux, ils n'ont toujours pas digéré le document
Dominus Jesus, rédigé en 2000 par le cardinal Josef Ratzinger et approuvé par le
pape. Ce texte affirme que les confessions protestantes issues de la Réforme ne peuvent
pas être considérées comme des "Eglises au sens propre". Toujours selon Dominus
Jesus, l'Eglise du Christ existe "en plénitude dans la seule Eglise catholique".
Aujourd'hui, Marcel Manoël aimerait "rappeler fraternellement
aux catholiques que le débat sur le successeur de Jean Paul II ne porte pas exclusivement
sur l'exercice de la fonction du pape, mais sur cette fonction elle-même". Sous cet
angle, le pasteur réformé est assez critique sur l'héritage wojtylien : "Une papauté
centrée sur une seule personne et entourée par une Curie fermée n'est pas le meilleur
instrument pour favoriser une ouverture de l'Eglise catholique."
Marcel Manoël constate aussi que "les questions de fond qui n'ont pas été abordées
sous le pontificat de Jean Paul II ressortent maintenant". Il s'agit principalement
de "la participation des femmes et des hommes mariés aux ministères ordonnés".
Pour ce qui concerne sa propre Eglise, le président de l'ERF se félicite de la place
grandissante prise par les femmes, qui représentent aujourd'hui 27% des pasteurs.
"Cette participation modifie le rapport à l'autorité. Les femmes pasteurs exercent leur
ministère dans le sens de l'accompagnement et de l'écoute, pas dans celui d'une parole
autoritaire." L'Eglise réformée de France, qui revendique 350.000 fidèles, se prévaut
d'une santé florissante en matière de vocations. Elle admet chaque année entre 15 et 20
nouveaux pasteurs (15 en 2005 et 18 en 2004). Sur ce nombre, la moitié sont des femmes.
Xavier Ternisien
Article paru dans l'édition du 16.04.05
| |
Quelques jours plus tard je reçus ceci:
De : France Culture
Envoyé : Lundi 18 avril 2005 18:58
À : Olivier Hammam
Objet : RE : [Site France Culture] Une réaction.
Bonjour,
Votre dernier paragraphe nous rassure sur la distance prise par notre
antenne au regard de la "papolâtrie" ambiante !
En contrepoint de l'article du Monde, nous vous invitons à lire le Rebonds
de Bernard Stasi dans Libération du 15 avril.
Bien cordialement,
Les Relations avec les auditeurs
|
Voici le texte de M. Stasi:
Libération / Rebonds
La laïcité respecte les religions Il aurait été étrange,
voire scandaleux, que la France ne manifeste pas son respect au pape.
Par Bernard STASI
vendredi 15 avril 2005
Notre laïcité serait-elle victime d'une étrange fatalité ? Née il y a cent ans, après
de rudes affrontements entre l'Etat républicain et l'Eglise catholique, elle a été
longtemps considérée comme l'adversaire, viscéralement si l'on peut dire, des religions,
et, en particulier, de l'Eglise catholique, qui était l'Eglise dominante et bénéficiait
de quelques privilèges.
Tout au long des décennies écoulées, des intégristes appartenant aux deux camps de ce
que l'on appelait «les deux France» ont contribué à entretenir un climat de méfiance et
d'hostilité. Le débat public sur la laïcité lors de ces deux dernières années, animé
notamment par la commission sur la laïcité dans la République que j'ai eu l'honneur de
présider, a permis de constater que si certaines menaces pèsent encore sur la laïcité et
s'il faut veiller attentivement à ce qu'elle soit respectée, la très grande majorité de
nos concitoyens est désormais attachée à une laïcité qui, certes, combat les intégrismes,
et c'est sa mission et son honneur, mais aussi entretient avec les religions, sans en
privilégier ni en discriminer aucune, des relations de respect et de confiance.
La fâcheuse polémique sur les drapeaux mis en berne, à l'occasion du décès de Jean
Paul II, a sorti du placard où elles semblaient dormir des exaspérations que l'on croyait
d'un autre temps.
Je respecte ceux de nos concitoyens qui ont éprouvé, en la circonstance, un certain
malaise républicain, et comment ne pas comprendre, ne pas avoir partagé, parfois,
l'overdose de beaucoup de nos concitoyens du fait de la place excessive donnée par les
médias à cet événement ? Cela dit, la France a déjà rendu, dans le passé, un hommage
public à des chefs d'Etat étrangers, qui n'avaient pourtant pas la même dimension
historique que le pape qui vient de décéder.
Par ailleurs, ce n'est pas, de toute évidence, au chef de l'Eglise catholique que la
France laïque rendait hommage, comme le monde entier, à l'exception de la Chine, c'est au
combattant inlassable des droits de l'homme, qui, au cours de ces dernières décennies, a
fait bouger le monde.
Il a contribué à la chute du mur de Berlin, à l'effondrement des dictatures, au
rapprochement, au dialogue entre les religions. Et il aurait été étrange, voire même
scandaleux, que la France ne manifeste pas son respect et sa gratitude à un homme qui a
beaucoup aimé notre pays et qui, quelles que soient les réserves que l'on puisse faire
sur son conservatisme dans certains domaines, a mis son autorité et son charisme au
service de causes qui sont chères au pays des droits de l'homme que nous prétendons être.
De même, au moment où, à Paris, à l'occasion d'un colloque, sous l'égide de l'Unesco,
sur le dialogue entre les cultures et entre les civilisations, le président de l'Algérie
musulmane et le président de l'Iran vantaient les mérites de Jean Paul II et saluaient
les services qu'il a rendus à l'humanité, il aurait été fâcheux que le décès de Jean Paul
II rallume et entretienne une polémique dans notre pays.
Par ailleurs, si la laïcité à la française consiste essentiellement dans la séparation
entre l'Eglise et l'Etat, elle ne saurait ignorer le fait religieux. Les propositions de
la commission sur la laïcité concernant l'enseignement du fait religieux à l'école ont
recueilli l'approbation de l'ensemble des forces politiques de notre pays.
Quoi qu'on en pense, les religions ont joué un rôle important dans l'histoire de notre
pays et elles apportent toujours leur contribution, que l'on peut apprécier de différente
manière, à la vie associative et culturelle de la communauté nationale, ainsi qu'à la
solidarité. Faut-il ajouter que, dans un monde où l'argent, la loi du plus fort, le rejet
de la différence entre les citoyens apparaissent trop souvent comme les valeurs
dominantes, les religions ont quelque chose à dire sur le sens à donner à la vie.
On peut contester la façon dont elles s'acquittent de ces missions, mais on ne peut
ignorer la place qu'elles occupent dans notre pays. Et nous devons, me semble-t-il, nous
réjouir de ce que cet intérêt nouveau pour le fait religieux ne se manifeste pas en
France, comme c'est le cas dans de nombreux pays et particulièrement aux Etats-Unis, par
un retour à un fondamentalisme militant.
Il serait regrettable, en tout cas, qu'en se prolongeant, cette querelle empêche la
laïcité, une laïcité ouverte, décomplexée, dynamique, d'assumer la mission qui doit être
la sienne dans une France à court de repères. La recherche de ces repères, c'est, en
effet, à la laïcité, et c'est dire son importance dans la vie de notre nation, à faire en
sorte qu'au lieu de se retrancher dans le fort Chabrol de leurs convictions religieuses,
nos concitoyens adhèrent à une laïcité, certes respectueuse des différences, mais qui
forge l'unité nationale.
Il est temps que tous nos concitoyens comprennent qu'il ne s'agit pas de choisir entre
la laïcité et la liberté religieuse : c'est ensemble qu'elles gagnent ou qu'elles perdent
la partie, et la France a tout à gagner à cette victoire partagée.
Bernard STASI
ancien président de la commission sur l'application du principe de laïcité.
|
Incidemment, je souris d'avoir un responsable politique se nommant Stasi: ça fait très
“police politique”. Sinon, le texte est d'une hélas bien peu rare indigence. On voit ce
qui sépare compromis et tolérance: accepter les religions n'équivaut pas à faire
des compromis qui finissent en compromissions. Le respect du “fait religieux”
n'implique pas sa reconnaissance institutionnelle. Vous aurez remarqué comme moi
que depuis quelques temps on assène à répétition cette notion de “fait religieux”: or, la
religion comme corps de doctrine ne ressort pas du factuel, elle n'est ni efficiente ni
effective. Il y a certes un «fait religieux», mais d'ordre socio-anthropologique,
l'évidence qu'il existe des religions et un «sentiment religieux» chez bien des humains;
mais quand il écrit, «Si la laïcité à la française consiste essentiellement dans la
séparation entre l'Eglise et l'Etat, elle ne saurait ignorer le fait religieux» et
ce qui suit sur les rapports entre les Églises et l'État, Stasi mélange les choses: il
s'agit dans ce paragraphe du fait clérical ou du fait ecclésial, mais en
aucune manière du fait religieux. Il devrait prendre des cours de “factualité
religieuse” auprès de Régis Debray, ça lui remettrait les idées en place…
C'est le nœud de l'affaire, en ce moment: contrairement à ce que veulent nous faire
croire certains courants religieux ou au contraire anti-religieux, les lois de la
République en matière de laïcité promulguées au tournant des XIX° et XX° siècles ne
s'occupaient pas de religion, question réglée par la Déclaration des droits de
l'Homme et du Citoyen, article 10: «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions,
mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par
la loi». La fameuse loi de 1905 règle aussi très vite et très simplement une autre
question, complémentaire de la précédente, dans son article 1: «La République assure
la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules
restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public». Pour mémoire, la
loi de 1905 s'intitule «Loi concernant la séparation des Eglises et de l'Etat». Voilà ce
qui concerne la laïcité et ce qu'elle régit: les rapports entre l'institution politique
et les institutions ecclésiastiques. Quant à la religion, pour autant qu'elle ne trouble
pas l'ordre public, l'institution politique s'interdit de s'en occuper. D'où il ressort
que Bernard Stasi raconte n'importe quoi à propos de la laïcité. Ce type, il lui faudrait
retourner sur les bancs de l'école, il semble avoir une méconnaissance crasse des lois
fondamentales de la République. Et quand je pense que cet incapable fut “président de la
commission sur l'application du principe de laïcité” ! Il ne sait même pas ce que
c'est, et il voudrait nous apprendre comment on l'applique ! Aberrant…
Ils sont bien gentils, à France Culture, mais je préfère mes lectures aux leurs, et
préfère prendre mes informations d'un vrai chrétien que d'un bondieusard inculte.
Je fis un dernier courrier aujourd'hui même car, dans Le Monde de nouveau, parut
un article fort instructif. Voici le courriel:
De : Olivier Hammam
Envoyé : lundi 25 avril 2005 17:09
À : France Culture
Objet : Re: Suite à la réaction.
Bonjour,
Je vous remercie de votre réponse et de votre conseil sur le "Rebond" de
Bernard Stasi. Si je reviens sur le sujet c'est encore une fois à propos d'une article
publié par Le Monde le 25 avril 2005. En voici le début:
***********
"Trop, c'est trop!" Dans sa lettre mensuelle du 14 avril,
intitulée "Jean-Paul, Rainier, Albert, Charles, Jean-Luc, Marc-Olivier, Jacques et les
autres...", Jean-Claude Allanic, médiateur entre la rédaction de France 2 et les
téléspectateurs, revient sur "la frénésie" papale qui s'est emparée des médias à la mort
de Jean Paul II, ainsi que sur les polémiques autour de la campagne référendaire.
En préambule d'une sélection de messages "les plus représentatifs"
des téléspectateurs de France 2 sur la "couverture" de l'agonie du pape, M. Allanic écrit
que "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase", a été le journal télévisé (JT) de 20
heures du 1er avril, au cours duquel "presque cent minutes ont été consacrées à la mort
supposée du pape". Dans la semaine suivante, M. Allanic indique avoir reçu 2.500 messages
de téléspectateurs. Du jamais vu ! "A 90% le sentiment de saturation l'emporte, les
10% restants sont des témoignages de satisfaction", écrit-il.
Si, pour le médiateur, "les uns et les autres méritent au même titre notre écoute et
notre considération", il souligne que la rédaction "ne peut pas faire l'économie d'une
réflexion plus profonde sur l'exercice de -son- métier de journaliste de service public
dans un environnement outrancièrement soumis aux lois du marketing".
M. Allanic ne conteste pas "l'importance" de l'événement, mais se
demande si celui-ci devait occulter le reste de l'actualité. "Avons-nous fait preuve de
la distance nécessaire qui permet de hiérarchiser l'information? Sommes-nous condamnés à
chaque moment fort de l'actualité à oublier toute mesure et à renoncer à tout esprit
critique?"
Article de Daniel Psenny - édition du 26/04/05
***********
Comprenez que je suis un auditeur à la fois fidèle et assez
satisfait de l'écoute de France Culture, mais, comme l'écrit Jean-Claude Allanic «la
rédaction "ne peut pas faire l'économie d'une réflexion plus profonde sur l'exercice de
-son- métier de journaliste"»: je constate que sur votre antenne comme dans
les autres médias il y a chaque année plus une tendance fâcheuse à «dramatiser» à
outrance certains événements. Je peux même dater le moment cela commença: le 11 septembre
2001. Non que ça ne se fit auparavant, mais certains médias, dont France Culture,
évitaient d'aller trop loin dans ce sens.
Mon sentiment est le suivant: la psychose du «terrorisme islamiste»
consécutive aux attentats du 11/09/01 a eu pour conséquence, dans les mois qui ont suivi,
de créer dans les rédactions le - désolé de vous l'écrire - «réflexe propagandiste
d'État» qui accompagne systématiquement la décision des gouvernements de participer à une
opération de guerre (cf. «la guerre du Kosovo», «la guerre du Golfe» de 1990-1991 et,
donc, «le choc du 11 septembre» et ses suites immédiates). Depuis, je perçois les médias
comme «mobilisés», «en état de guerre», ce qui provoque cette convergence lacrymale
excessive dès qu'il y a un «drame» où des ressortissants de pays européens sont impliqués
- il est intéressant, de ce point de vue, de constater qu'au long des trois dernières
années il y eut plusieurs guerres ou catastrophes naturelles aussi ou plus importantes du
point de vue des conséquences que ce qui se passa ou se passe encore en Irak, en Côte
d'Ivoire, ou en Asie du Sud et du Sud-est il y a de cela cinq mois, qui n'ont pas connu
la même couverture médiatique.
Malgré les apparences, la mort du pape est un événement qui a sa
place dans le «sentiment de guerre» car il s'agit de la mort d'un des plus hauts
dignitaires religieux, et force est de constater que, depuis ce fatal 11 septembre, la
religion est au cœur du problème. D'ailleurs, l'insistance très forte sur la question de
la poursuite ou de l'interruption de l'impulsion vers un œcuménisme soutenu sous Paul VI
et Jean-Paul II est significative: pourquoi s'interroger autant là-dessus ? Par
crainte d'une nouvelle «guerre de religions» entre les grands cultes monothéistes ?
Je crains bien que les théories fumeuses d'Huntington et consorts aient eu plus
d'influence qu'elles ne le méritaient.
Pour conclure, je vous rappelle ce passage de l'article cité: «A
90% le sentiment de saturation l'emporte». Cela confirme ce que je vous écrivais:
«J'ai discuté avec bien des personnes de la marée médiatique papolâtre de la période
concernée […] et le sentiment unanime de ces personnes fut: ils en font trop, y en
a marre».
En toute amitié. Olivier Hammam.
|
Le lendemain matin. Voilà où nous en sommes au 26/04/2005. Dans quelques instants
(quelques minutes ou quelques heures…), j'enverrai un nouveau message. Comme je
sais ce que je veux dire à mes correspondants, je puis donc le rédiger par avance. Voici
quelle sera sa teneur:
De : Olivier Hammam
Envoyé : Mardi 26 avril 2005 (une certaine heure après 07:27…)
À : France Culture
Objet : Après la réaction, l'explication raisonnée.
Bonjour,
J'ai trouvé que notre correspondance
précédente fut très intéressante, elle me confirme quelque chose que j'ai compris depuis
longtemps: les médiateurs, quand ils prennent la position «Je suis médiateur», et
non pas celle «Je fais de la médiation», prennent une posture défensive. Ce qu'on
peut comprendre: si la fonction de médiateur participe de mon essence, critiquer
mon travail revient à critiquer mon être même. Dès lors, le médiateur n'analyse
pas ce qu'on lui dit comme une critique, mais comme une «attaque». Et quand on se sent
attaqué, on se défend. Logique.
Il i a quelques temps (précisément, au
lendemain des attentats du 11 septembre 2001 ou presque: les 23 et 24 septembre 2001) je
fis une critique, c'est-à-dire une analyse discriminante, et non pas une
«attaque», de l'émission de Pascale Clark Tam-tam etc. du 12 septembre 2001, où
elle avait invité quatre médiateurs, Jean-Luc Hesse, Patrick Blin, Patrick Poivre d’Arvor
et Denis Jeanbar. Je m'attachai surtout, dans cette critique, à l'analyse de la manière
dont nos médiateurs «répondaient» aux interventions de quelques auditeurs. Et ma foi, là
comme ailleurs, ils interprétèrent ces critiques comme des attaques, se mirent sur la
défensive, et firent de la «contre-attaque» corporative. Je vous renvoie à l'analyse
complète sur la page http://olivier.hammam.free.fr/medias/autodefense.htm, en tout cas, la
substance de cette, je souligne encore, critique, et non pas, je souligne aussi,
attaque, est la suivante:
«Que disaient les médias d'eux-mêmes le 12/09/2001 sur France Inter,
émission "Tam-tam etc." ? Qu'ils avaient fait ce qu'il fallait comme il fallait.
C'est même formidable, cette unanimité: X dit ceci, Y approuve et Z confirme.
Au cours de l'émission, trois interventions d'auditeurs-téléspectateurs-lecteurs qui,
tous trois, critiquaient le traitement médiatique de l'événement, dit autrement, nos
journalistes de la presse, de la radio et de la télé avaient l'opinion réelle de la
perception du public sur la manière dont l'information était faite et, chose admirable,
tous, tout uniment, justifiaient leur traitement… par la demande du public. Ce sketch eut
lieu dans deux autre émissions où "le public", [était] invité à exprimer son opinion
sur, toujours, le traitement médiatique […] des informations relatives aux
attentats du 11 septembre 2001 et leur suite: dans l'ensemble, les gens étaient assez
critiques; le jeu consistait, une fois à se justifier – tout en ne manquant pas de
critiquer les autres médias –, une fois à carrément éluder la question; une troisième
voie était, si parfois, dans la formulation de la question, il y avait quelque chose de
choquant, à ne s'attacher que sur ce point pour invalider l'ensemble du propos de
l'auditeur. Que dire ? Les médias, prompts à critiquer les pouvoirs constitués où
les collègues, ont quelque difficulté à remettre en question leur "ligne éditoriale",
croirait-on».
Comme moi vous avez probablement
entendu parler du livre de Guy Debord La Société du spectacle; et peut-être, à
l'inverse de moi, l'avez-vous lu. Moi, je suis le modèle même du Public, un parangon de
Public, l'essence du Public: je suis inculte. Vous qui avez décidé de prendre en charge
cette mission formidable de nous informer, je suis certain que vous êtes “culte” –
disons: cultivé-e. Donc vous l'avez lu.
Cessons les piques: pourquoi n'ai-je pas
lu l'ouvrage en question? Parce que ça n'en vaut pas la peine, le titre me suffit. Oui,
nous sommes bien dans «la société du spectacle», une société où la représentation
des faits importe plus que les faits mêmes. Ayant la claire conscience de la chose, elle
ne me trouble pas, je fais ce que font les personnes raisonnables, je contemple (vois,
écoute ou lis) plusieurs représentations du même fait et à partir de ces cinq, six, sept
fictions différentes, m'attache à restituer la réalité derrière la représentation. Cela
dit, les médias feraient de l'information plutôt que de la propagande ou de la publicité
que ça me simplifierait la vie: avec deux, ou au plus trois images différentes, j'aurais
une bonne vue de la chose dont on me parle, et n'aurais pas nécessité à en rechercher
cinq et plus, ni nécessité à «traduire», faire ce travail fastidieux de «discerner le
faux du vrai» dans ce qu'on me raconte.
Donc, la société du spectacle. Bien que
ne vous connaissant pas je vous connais pourtant: comme médiat-rice/eur: lorsque vous
êtes avec un groupe de médiateurs et que vous discutez entre vous des médias, vous
êtes incommensurablement plus critique que je ne pourrai jamais l'être, et critique au
sens de «dépréciati-f/ve»; dans une discussion informelle sur les médias entre médiateurs
et «non médiateurs», vous serez encore assez critique mais moins, et surtout, saurez
expliquer que vous, personnellement vous, faites tout votre possible
pour corriger les dysfonction du médium où vous, personnellement vous,
œuvrez. Mais, y aurait-il cinq «vous» en présence, qu'ils auraient tous le même discours.
Conclusion, chaque médiateur, donc tous, «corrige(nt) le système», et pourtant «le
système» ne se corrige pas… Étrange.
Maintenant, imaginons un cadre formel mais «hors contexte», en dehors des lieux où vous
travaillez, par exemple, un débat sur «Le rôle des médias dans la société»: vous aurez
une attitude différente des deux précédentes: vous serez encore assez critique, mais si,
dans les deux cas précédents, vous étayiez votre critique sur des faits, les pratiques
spécifiques de tel et tel et tel médiateur, dans ce cadre-ci vous en resterez à des
généralités plutôt consensuelles, «les médias» ceci, «les médias» cela. Pourquoi? Parce
que, cette fois, les réflexes corporatifs joueront: «devant un adversaire on n'attaque pas
une personne “de son camp”», ou quelque chose comme ça. En outre, la partie «défense des
médias» sera là aussi de l'ordre de la généralité, «les journalistes» ceci ou cela, et
non plus «moi je» ceci ou cela. Enfin, contrairement à ce qui se passait dans les deux
autres contextes, vous ne mettrez pas en cause les entreprises de médias en tant que
telles, vous “expliquerez” les dysfonctions par des «causes externes», la pression
des marchés, la concurrence, «la nécessité» de ceci ou cela, et bien sûr le pont-aux-ânes
le plus répandu: «L'information va de plus en plus vite». Ce qui est faux, bien sûr:
“l'information” est comme la lumière, elle va toujours à la même vitesse. Par contre, le
nombre de points d'observation est de plus en plus grand, et au lieu de faire le travail
que tout bon astronome réalise, collecter chaque image partielle pour l'accoler aux
autres et produire une image totale, les médiateurs «analysent» chaque image partielle
comme une image totale, et peuvent, comme par exemple avec la récente mort du pape,
produire cinq analyses «différentes» sur cinq images «différentes» alors qu'ils auraient
du faire le travail préalable de synthétiser l'information pour faire une seule
exposition des faits et produire un seul commentaire.
Enfin, il y a le cas qui fit l'objet de ma critique dans la page spécifiée: un médiateur
parle des médias dans un médium. Je ne vous connais pas, mais je sais ceci: vous feriez
la même chose que les invités de Pascale Clark, «défendre la boutique». C'est idiot. Vous
avez probablement la même analyse que moi sur le dysfonctionnement des médias: la cause
est interne, elle est liée à la manière dont chaque médiateur accomplit sa tâche,
liée à l'organisation générale de chaque médium et à l'organisation globale du système
des médias, et liée à la tendance sociale prégnante désignée par Debord comme «la société
du spectacle». Alors, pourquoi me renvoyer au texte imbécile de Bernard Stasi publié par
Libération en me le présentant plus ou moins comme une «réponse» à mon message?
Stasi est un politicard qui bouffe à tous les rateliers, l'Edgar Faure de notre époque,
et tout texte émanant de lui n'a d'autre intérêt que de pouvoir servir de support à un
cours sur «l'usage de la rhétorique creuse dans les discours politiques invertébrés». Ce
passage n'est pas une critique mais une attaque, cependant, une attaque pacifique, mon
but est de vous faire vous poser cette question: qu'est-ce qui m'a poussé à conseiller à
un auditeur de lire un texte inutile et creux en tant que «contrepoint [à] l'article
du Monde» qu'il m'avait soumis ?
Là-dessus, je ne veux pas vous assommer plus, donc, je vous renvoie à une autre page de
mon site, http://olivier.hammam.free.fr/socspec/soc-spec.htm, où je reprends nos
correspondances avec quelques commentaires, complétées par des considérations sur «la
société du spectacle».
En toute amitié.
Olivier Hammam.
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La société du spectacle. Ce que dit est vrai: comme la plupart des gens je n'ai pas
lu ce bouquin. Je dis ça, c'est une question de logique: un livre qui se vend bien fera
2.000 à 3.000 ventes par an. Je ne crois pas que La Société du spectacle se vende
si bien, si du moins il est encore diffusé. C'est le lot commun des ouvrages célèbres:
tout le monde en parle, personne ne les lit. Prenez Le Discours de la Méthode: un
sondage en faculté des sciences révélera probablement qu'au mieux un étudiant sur vingt
dira «j'ai lu les trois premières parties en entier»; si vous en trouvez un sur cinquante
ou moins, un sur cent, qui dira «je les ai lues en entier et plusieurs fois», je me fais
moine… Mais leurs demanderiez-vous s'ils se considèrent “cartésiens”, presque tous
vous diront que oui. Si là-dessus vous les interrogez sur ce qu'est «la méthode
cartésienne», je vous parie que moins d'un sur vingt sera capable de vous énumérer, même
partiellement et inexactement, les quatre préceptes qui la composent ni même de dire que,
justement elle comprend quatre principes. Ils auront vaguement parcouru “Le Discours” en
terminale «parce que c'est au programme». Et quoi, C'est dépassé ! Il est mort il y
a je ne sais plus, quatre, cinq, six siècles, ce gars ! Enfin, il y a longtemps.
Moi, je suis «de mon temps», les vieilleries du Moyen-Âge, j'en ai rien à fiche !
C'est ainsi: pour les avoir fréquenté, j'ai pu constater que les étudiants en sciences
dites exactes sont, dans l'ensemble, incroyablement incultes. Je me demande même si, en
cette année 2005, plus de 25% des étudiants “en sciences” savent que de Gaulle fut le
premier président de la V° République, et même, je doute que plus de la moitié sache
qu'il fut président de la V° République. Pour autant qu'ils connaissent le numéro actuel
de notre République. Remarquablement incultes…
Passons. La Société du spectacle, je ne l'ai donc pas lue. Du moins jusqu'à un
certain 26/04/2005 – aujourd'hui pour moi. Même à cette date, je ne puis dire que j'ai lu
l'ouvrage: je l'ai consulté, sans plus. C'est que, je déteste m'aventurer à discuter d'un
concept sans aller voir à sa source. Mais sur Internet on trouve presque tout, et à coup
sûr je savais trouver cet ouvrage-ci: il est très couru dans les milieux anarchistes, et
ceux-ci ont la bonne habitude de se consacrer à la diffusion de ce qui les intéresse,
j'étais donc presque assuré de trouver une version numérisée du texte. C'est le cas.
J'aime bien les anars: si vous ne les connaissez que par ouï-dire, très probablement vous
en aurez une image assez fausse, des idéalistes déconnectés de la réalité, vindicatifs,
sectaires, violents. Rien à voir, ce sont pour la plupart des gens très pragmatiques,
bien plus connectés à la réalité que ceux qui les débinent, plutôt tranquilles même si
assez vifs dans la discussion, ouverts, pacifiques. Attention: pacifiques, et non point
pacifistes, bien que certains groupes anarchistes le soient. Le pacifiste est celui qui
refuse toute forme de violence, le pacifique est celui qui privilégie les solutions
négociées, mais ne refuse pas le cas échéant, de faire le coup de poing en réponse à une
provocation violente. Il y a une «bonne» raison à la mauvaise perception habituelle des
anarchistes, les seuls à parler d'eux «dans les médias» sont au mieux des gens qui ne les
connaissent que par ouï-dire, souvent leurs adversaires politiques. C'est que, la base
commune aux anarchistes et libertaires est: pas de prosélytisme. Passons. Si vous désirez
en savoir plus sur mes opinions concernant les anars, écrivez-moi, je ne manquerai pas de
vous répondre.
Passons et revenons à notre société spectaculaire, et surtout à ce qu'en disait Guy
Debord. Ma foi, il en disait ce que vous en pensez: ça pose problème. C'est pour ça que
je n'ai pas éprouvé jusqu'ici le désir ni le besoin de consulter le livre: une fois lu le
titre, on se dit – en tout cas, je me suis dit – c'est exactement ça: la “société du
spectacle”, le règne de l'apparence et du faux-semblant, «faire rêver le manant et faire
pleurer Margot». Le contrôle social par le consentement à la soumission. L'esclavage
volontaire. Plutôt les ombres sur le mur de la caverne que la réalité derrière soi.
J'écris dans plusieurs pages de ce site que je déteste écrire, non tant parce que je
déteste vraiment l'activité en elle-même, au contraire, mais parce que ça m'apparaît
assez inutile dans l'ensemble, si du moins on a comme idée, comme moi ici, de mettre ses
écrits à disposition d'un public. Écrire me permet avant tout, dirais-je, de «mettre mes
idées en ordre», quelque chose de ce genre: je pense à un truc, p. ex. “les mots”, “le
tri sélectif des déchets”, “la pédophilie”, “le café”, “la religion”, “la politique
agricole commune”, “les juifs”, “la vie”, “la liberté”, “la torture”, “les reflets dans
les miroirs”, “violence et télé”, “le séisme du 21 avril”, “les sondages”, “la société du
spectacle”, tout et n'importe quoi. Au départ ce sont des mots, ce ne sont que des
mots, pour mieux dire. Je me prends à réfléchir au sens des mots, à tenter de découvrir
«quelles sont les choses derrière les mots». Et des choses, j'en trouve toujours assez,
quel que soit le mot. Dans cette optique, écrire me permet surtout de «concrétiser ma
pensée», et en quelque sorte de fixer un certain cheminement intellectuel instantané.
D'un sens, je considère ces écrits de peu d'intérêt, d'un autre je me dis: ça vaut le
coup d'exposer à des tiers une certaine manière de réfléchir.
Mon intention est plus de donner des exemples d'un processus général qu'on nommera
«exploration de la réalité et des relations entre les concepts» que d'énoncer quelque
vérité avérée. Les textes longs ne permettent pas d'accéder à la vérité, ils peuvent
selon les cas donner quelque chose de la réalité ou ouvrir à l'imaginaire, mais pour la
vérité il n'y a qu'une méthode: le slogan, la «petite phrase» ou le «mot d'ordre». Les
médiateurs, qui ne sont pas plus bêtes que vous et moi (d'autant si vous faites ce
métier) ont bien compris la chose, raison pour laquelle ils sont toujours à la recherche
de la «petite phrase» dans les longs discours de nos politiciens. Le plus souvent il n'y
en a pas. Alors, on prend une phrase au hasard, un hasard dirigé le plus souvent, et on
l'érige en «petite phrase», parce qu'il le faut[1].
Pourquoi le faut-il ? Et bien, la «petite phrase» ou le slogan sont «l'âme du
discours», ce qui en forme l'essence. Le reste n'est qu'un commentaire. Le truc, c'est
qu'elle se trouve un peu n'importe où. Souvent, c'est vers le début ou la fin, parfois
dans le titre même du discours, mais il arrive régulièrement qu'elle figure dans le corps
du discours, qu'il faille la chercher. Pour moi, je place le plus souvent ma «petite
phrase» ou mon slogan dans les débuts, voire dans le titre; avec le texte «Ethnies et
études démographiques: même les pires actions naissent d'une «bonne» intention», on
n'a pas vraiment besoin d'aller plus loin tout est dit. Bien sûr il y faut un peu de
contexte, donc la lecture des premiers paragraphes pour trouver les indications sur ce à
quoi ça se relie est peut-être nécessaire, mais pas tant que ça. Factuellement, ça
se relie à une polémique qui eut lieu à la fin de la décennie 1990 et au début de ce
millénaire, mais il importe peu, la phrase que forme le titre permet à quiconque de se
faire sa propre réflexion: donc, il y a des gens qui veulent intégrer le «critère
ethnique» dans les études démographiques, et donc l'auteur de cette phrase présume qu'il
y a «quelque chose de mauvais» là-dedans. Dès lors, il suffit de réfléchir: 1) à ce que
peut signifier et impliquer cette introduction, 2) aux raisons qui motiveraient l'auteur
de ce «mot d'ordre» à postuler que ce ne sera pas “super-génial”; pour: 3) se demander
s'il a raison ou non.
Pour conclure sur les discours politiques, avec l'abandon, à droite comme à gauche,
des idéologies structurantes, et la tendance lourde des politiciens français actuels à ne
rien faire, croire, penser, communiquer[2], à ne pas
s'engager, leurs propos sont généralement vides, non significatifs, donc ne s'articulent
pas sur une idée portée par un slogan, une «petite phrase». Mais il y a un jeu entre
médiateurs et politiciens, qui consiste pour les premiers à simuler de croire à l'intérêt
politique des propos des seconds, d'où la traque à la «petite phrase». C'est ainsi.
L'essentiel du propos de Guy Debord tient dans la citation en tête de son ouvrage et
dans les six premiers paragraphes. Les voici.
«Et sans doute notre temps… préfère l'image à la chose, la
copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être… Ce qui
est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité.
Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion
croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré».
Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L'Essence du christianisme)
♦ 1 ♦ Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent
les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de
spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation.
♦ 2 ♦ Les images qui se sont détachées de chaque
aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l'unité de cette vie ne peut plus
être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité
générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La
spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image
autonomisé, où le mensonger s'est menti à lui même. Le spectacle en général, comme
inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.
♦ 3 ♦ Le spectacle se représente à la fois comme la
société même, comme une partie de la société, et comme instrument d'unification. En tant
que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et
toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé
et de la fausse conscience; et l'unification qu'il accomplit n'est rien d'autre qu'un
langage officiel de la séparation généralisée.
♦ 4 ♦ Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais
un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.
♦ 5 ♦ Le spectacle ne peut être compris comme l'abus
d'un mode de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est
bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C'est
une vision du monde qui s'est objectivée.
♦ 6 ♦ Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la
fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n'est pas un supplément
au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le coeur de l'irréalisme de la société
réelle. Sous toute ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou
consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la
vie socialement dominante. Il est l'affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la
production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont
identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le
spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu'occupation
de la part principale du temps vécu hors de la production moderne.
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Je corrige: l'essentiel de l'explicitation du titre choisi par Debord se trouve là; le
reste s'y rapporte ou non, c'est selon, et ne manque pas d'intérêt. Mais ce début suffit
pour réfléchir au concept de “société du spectacle”; notre auteur y a réfléchi et la
lecture du livre vaut le coup, mais mon principe reste que le mieux est de réfléchir par
soi-même: un bon slogan, quelques phrases de départ, et ça suffit…
Au fait, j'ai récupéré la version électronique du livre et l'ai adapté à l'esthétique
générale de ce site; en cliquant sur ce lien vous pourrez le
découvrir, si du moins vous ne l'avez déjà lu.
La société du spectacle… Et bien, «toute la vie des sociétés dans lesquelles
règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de
spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation».
En 1967, le § 1 ne s'appuie pas sur rien mais apparaît prémonitoire de ce qu'une
tendance déjà à l'œuvre produira. Comme le fut la phrase matricielle de ce paragraphe,
qui, nous le rappelle aimablement Wikipedia, est la phrase introductive du
Capital de Marx:
«La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production
capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises».
Les amateurs trouveront probablement bien d'autres citations ou quasi-citations, une
pratique courante et pour ainsi dire théorisée des situationnistes fut le collage et la
reprise de textes, souvent telle que. Une de leurs œuvres parmi les plus connues, le
film La Dialectique peut-elle casser des briques ?, est un détournement de
film de kung-fu où le doublage consiste en une discussion pointue sur le communisme avec
moultes citations de Marx, Engels, Lénine, etc. Incidemment, j'ai lu au détour d'une
recherche pour retrouver la date de sortie du film (1972), cette phrase “didactique”
scandaleuse: «Montrez en quoi ce film est surréaliste». Rien de plus éloigné du
surréalisme que le situationnisme ! Peu importe… Donc, le lecteur que ça
amusera trouvera dans le texte de Debord des inserts de textes divers, dont les siens ou
ceux d'autres situationnistes, tel le fameux Raoul Vaneigem, auteur du non moins fameux
Traité du savoir-vivre à l'usage des jeunes générations et inspirateur du tout
aussi célèbre De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique,
politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y
remédier. Cela n'a pas trop d'intérêt. C'est ce qui distingue radicalement les
situationnistes des surréalistes: ils ne prenaient pas leurs méthodes très au sérieux ni
ne se prenaient pour des Créateurs de Génie, par contre ils prenaient les résultats de
leur travail très au sérieux, mais avec distance. Avec la conscience claire que c'était
«de la situation».
Considérez ce premier paragraphe: pour la personne cultivée (au moins en matière de
philosophie politique) il peut être amusant de noter qu'elle paraphrase le début du texte
de Marx; amusant et instructif: ça place le texte de Debord dans une certaine continuité
de réflexion sur la société. Pour une personne moins cultivée ou moins attachée à trouver
des traces de sa culture livresque dans l'enchaînement des textes, compte avant tout la
réflexion développée “ici et maintenant”. Ce qui bien sûr n'empêche d'utiliser son savoir
livresque pour mieux appréhender une nouvelle œuvre.
Revenons au sujet initial, le spectacle de la mort du pape: «Les images qui se sont
détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l'unité de cette
vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa
propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation.
La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image
autonomisé, où le mensonger s'est menti à lui même […]». Les médias, qui sont
des instruments de représentation (de description) de la réalité, ne peuvent en offrir
qu'une image partielle et parcellaire – la carte n'est pas le territoire, nous apprend la
sémantique générale. Mais cela se fait en divers ordres: dans leur usage interactif
[1] Note a posteriori: je viens
d'entendre sur France Culture quelque chose qui me confirme mon opinion sur le caractère
factice de ces «petites phrases»: Élisabeth Lévy, la productrice et animatrice de
l'émission Le Premier Pouvoir et par ailleurs journaliste, expliquait ce samedi
21/01/2006 que les journalistes ont l'usage de faire une «conférence d'inter-rédaction»
après un discours politique d'un acteur «de poids», pour s'entendre sur les trois ou
quatre phrases «les plus importantes», la question n'étant alors pas de déterminer
réellement la chose, mais bien plutôt, pour chacun d'eux de ne pas se ridiculiser en
mettant en exergue une partie qu'aucun autre média ne reprendra…
Addendum ultérieur à cette note: un exemple réel. M. de Villepin fait un discours
à l'Assemblée nationale le 6 avril 2006 où il dit plusieurs choses dont ceci: «En tant
que chef du Gouvernement, je tirerai naturellement toutes les conclusions nécessaires
dans les prochains jours». À partir de cela, journalistes et commentateurs politiques
brodent sur le thème: a-t-il voulu dire qu'il allait retirer le CPE, ou qu'il relancerait
le dialogue social, ou qu'il allait démissionner ? Cette dernière hypothèse étant
mise en exergue. Ces arguties sans intérêt font l'impasse sur la cause de sa déclaration,
une «question orale» où le questionneur (François Hollande), après une longue péroraison
sur la situation sociale, dit: «Seule compte la réponse à cette question: quand
abrogerez-vous le CPE ?». Réponse: on verra dans les prochains jours. Et ils
font l'impasse sur le tout début de la réponse du premier ministre: «Vous en appelez à
la responsabilité. Tel est bien le rendez-vous que nous avons ! À ce rendez-vous des
actes - et non des mots - je serai toujours présent, Monsieur Hollande !» Bref,
il faut avoir l'imagination d'un «politologue» pour ériger cette phrase anecdotique en
«petite phrase»…
[2] La communication réelle bien sûr, et non pas ce que les
“communicants” formés par la publicité désignent ainsi.
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