La pédophilie
ou : L'invention d'un concept

 E n ce 20 janvier 2005, difficile de deviner quels « sujets de société » feront le fond des débats médiatiques ; c'est ainsi quand l'actualité de début d'année ne permet pas de dégager de tendances. En 2001 et 2002 ça allait, les grands sujets étaient installés et l'on savait ce qu'il en serait (sauf deux imprévus, en septembre 2001) ; en cette année, si le raz-de-marée du 26 décembre 2004 a modifié la donne et si les grands sujets internationaux sont assez stables, tsunami excepté (Proche Orient, Irak et Turquie continuent leur belle carrière de 2004, ainsi que, dans une moindre mesure, Chine et Darfour), il y a incertitude pour les vrais sujets de société, ceux locaux. Si l'on peut pronostiquer que « la Constitution » se maintiendra, rien de sûr pour le reste : le voile et l'islam(isme) montraient déjà des signes de fatigue fin 2004, et il se peut que l'antisémitisme connaisse une éclipse, commémorations obligent (eh ! On ne peut communier dans la célébration de la fin des camps d'extermination et de concentration et de la défaite du nazisme et trop mettre en avant que les leçons de l'Histoire ont du mal à être retenues). Je ne sais trop pourquoi mais j'ai l'impression que la délinquance n'aura pas le même succès que d'août 2001 à avril 2002 ni même que courant 2003. Là aussi c'est circonstanciel : comment conciler la célébration de sa (supposée) baisse et continuer à la mettre en avant ? On verra. Pour le voile, je ne le sens donc pas, pour l'islamisme, quoi que j'en aie dit je n'ai pas de certitudes : ça dépend entre autres du nombre et de la gravité d'attentats possibles dans les pays d'Europe ou d'Amérique du Nord, et bien sûr de l'évolution des politiques intérieures dans ces pays. Finalement, le seul sujet qui semble devoir presque à coup sûr tenir encore la rampe l'année à venir est la pédophilie.


La pédophilie… J'entendais, dans l'émission Le Bien public sur France Culture, une personne raisonnable dire que la récente pénalisation de « la pédophilie » (qui relevait de la correctionnelle jusque-là et ne formait pas un objet compact) révéla que le crime « le plus horrible » (entendons-nous : “le plus horrible” en ce début de millénaire dans la sensibilité de presque tous les pays développés ; dans la plupart des sociétés ce n'est même pas un délit et ce n'en était pas un en France au début du XX° siècle) est le plus courant, et commis par des gens ordinaires et « comme il faut ». Pire, nombre de condamnés pour « crime de pédophilie » travaillent ordinairement avec des enfants (éducateurs, instituteurs, pédiatres, pédo-psychiatres) ou sont des parents abusant de leurs enfants. Savez-vous que quelques 15% des délinquants emprisonnés sont des « pédophiles » ? Cela classe ce délit ou crime très au-dessus de n'importe lequel relevant de la correctionnelle. Ça m'intrigue.

Il y a quelques temps, un anthropologue structuraliste français, Claude Lévi-Strauss, nous expliqua que le grand universel fondamental, celui qui se retrouve dans toutes les sociétés humaines, est “la prohibition de l'inceste”. Et que voit-on ? En France, en 2005, l'inceste effectif (par ascendance ou collatéral) ou symbolique (les éducateurs sont « des sortes de parents ») est remarquablement courant, ordinaire, et se pratique dans tous les milieux. Ce qui ne laisse de se poser cette question : Lévi-Strauss avait-il raison ? Si oui, vient cette question seconde : les incestueux français font-ils partie d'une société humaine ? Je me pose ces questions, mais j'ai l'impression que ma société ne compte pas en faire autant : dans mon pays, on tend à donner des réponses sans poser les questions et à poser des questions sans chercher les réponses. Dommage : il me semble plus intéressant de poser les questions avant de donner les réponses, et de répondre aux questions posées. Mais j'ai sans doute tort…

Donc, « l'interdit fondateur » serait celui de l'inceste. Première limite à cette idée, ce fait indéniable : dans de nombreuses sociétés, entretenir une relation sexuelle avec le conjoint d'un collatéral (frère ou sœur) est considéré comme un inceste, mais dans les mêmes, le frère se doit d'« épouser » (en fait, de reprendre le contrat d'alliance à) l'épouse du frère mort. Deuxième limite, la désignation même : l'inceste est une chose « à ne pas faire » ; or, dans beaucoup de sociétés ça fonctionne à l'inverse, et ce qu'on régit est « la chose à faire » : suivant la place que vous tenez dans un groupe de plus ou moins d'extension à tel moment la personne que vous devez épouser est pratiquement fixée d'avance, et par exemple pour telle femme épouser un cousin ou un oncle maternel est la chose prohibée, pour telle autre, la chose recommandée. Claude Lévi-Strauss, qui sans doute est un brave gars, a plaqué une notion propre à une certaine culture, « l'inceste », à une notion autre, « les pratiques matrimoniales » : faire le constat que dans toute société il y a des pratiques matrimoniales n'induit pas que dans toute société il y a « des choses à ne pas faire » mais au contraire des obligations à respecter.

Il y a plus curieux : comme le rappelait sur ma radio préférée (France Culture) un gars dont je n'ai pas retenu le nom, dans certaines sociétés ou, pour être précis, certaines classes de certaines sociétés, l'inceste est au contraire une pratique, sinon obligée, du moins acceptée et même recommandée. Par exemple, en Égypte les alliances frère-sœur, père-fille ou mère-fils étaient admises voire recommandées pour les lignées de pharaons. Pourquoi ? Parce que les pharaons sont sur Terre ce qui se rapproche le plus des dieux, et que les alliances de ce type étaient courantes dans la mythologie. On retrouve d'ailleurs quelque chose de ça dans le système d'alliance des familles nobles d'Europe, jusqu'à nos jours, où les alliances consanguines sont la norme plutôt que l'exception.

Mais, la pédophilie n'est pas l'inceste, même si par les temps qui courent ma société tend à les assimiler. Que nous disent les dictionnaires sur la notion psychiatrique de pédophilie ? Tout d'abord, et ça vous étonnera peut-être (mais non moi, puisque justement je constate la nouveauté du concept), le terme est très récent et fut élaboré au cours de la décennie 1970, peu après que la pédo-psychiatrie, dérivée de la pédo-psychanalyse, apparut. Le Trésor de la Langue française (TLF) donne ceci :

pédophile, subst. Personne éprouvant une attirance sexuelle pour les enfants (d'apr. CARR.-DESS. Psych. 1976). Le ou la pédophile n'est en principe troublé(e) que par des sujets non encore pubères. Ainsi, quelques femmes prennent feu pour des petits garçons (BERTR.-LAPIE 1970).
pédophilie, subst. fém. Attirance sexuelle pour les enfants. Une sexualité se montre qui laisse voir la pédophilie. C'est triste? (Action, mars 1975, p.12, col. 3). Pédophilie hétérosexuelle, pédophilie homosexuelle (POROT 1975).

L'encyclopédie virtuelle Wikipedia, assez inégale il faut le dire, donne pour le terme de « pédophilie » un excellent article, très complet, dont je donne ici un extrait :

« Étymologie
Le mot pédophilie est formé sur les radicaux grecs paid-, de « païdos », « enfant » et phil-, de « philein » « qui aime ».
Ce terme est d'usage récent. Il est proche de celui, très ancien, de pédérastie, formé sur le grec paid-, de « païdos », « enfant » et erast-, de « erastès », « amant, amoureux ».
La distinction est subtile : philein signifie aimer au sens d'apprécier, comme dans philanthropie (aimer l'humanité), philosophie (aimer la sagesse) ou cinéphilie (aimer le cinéma). erastès en revanche contient une dimension amoureuse au sens sexuel. Au strict sens étymologique, on devrait donc pouvoir dire : « De nos jours, un bon professeur est généralement pédophile, mais jamais pédéraste ». L'affirmation est assez choquante pour conclure que l'étymologie ne suffit pas à se mettre d'accord sur le concept.
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Dérive sémantique
Si le mot pédérastie existe depuis 2 500 ans, le mot pédophilie date des années 1970.
Il a été créé par un courant socio-politique post-soixante-huitard, proche de « l'éducation alternative », et qui réfléchissait sur la place de l'enfant dans la société et les relations adultes-enfants. On y trouvait des sociologues, des philosophes, des architectes, des écrivains, des éducateurs, des enseignants, des médecins, qui avaient en commun une curiosité pour les organisations sociales qui mettaient l'enfance au centre de leurs préoccupations.
Malgré une absence de tabous toute scientifique, ce courant intellectuel a voulu se démarquer de la pédérastie, et évacuer la dimension sexuelle des relations adultes-enfants. Il a donc inventé le mot « pédophilie » qui, comme dit dans la définition étymologique, vient du grec « paidos », « enfant » et « philein », « aimer ».
Ce petit cercle intellectuel ne pouvait maintenir longtemps le sens sémantique du mot pédophilie dans sa stricte étymologie. Dès que la langue vernaculaire a adopté ce mot, elle en a fait l'équivalent de « pédérastie », réintroduisant une dimension sexuelle que ses créateurs voulaient justement exclure. L'usage a rapidement adopté ce sens nouveau, qui avait l'avantage de ne plus faire référence à la pédérastie culturelle grecque, et qui faisait plus « moderne ».
Ainsi dévoyé et débarrassé du passé, le mot a eu un certains succès dans diverses publications savantes des années 1980, notamment auprès des psychiatres (qui voyaient ressurgir là la « pedophilia erotica » de la classification de Krafft Ebing au XIXe siècle), en particulier dans la communauté scientifique québécoise, qui en a fait grand usage. Il permettait de parler des relations sexuelles adultes-enfants comme d'une perversité médicale contemporaine, coupée de toute antériorité culturelle.
Repassé dans le langage courant par ces publications, les médias s'emparaient du vocable dans les années 1990, pour qualifier de neuf les affaires judiciaires de mœurs entre adultes et enfants. À ce stade de diffusion publique incontrôlable, bien peu savaient ce qu'il signifiait exactement. Les médias utilisèrent largement la déclinaison « pédophile », pour qualifier les prévenus concernés.
Vu la gravité des affaires judiciaires de ces dernières années (Dutroux...), le mot « pédophile » a aujourd'hui pris le sens sémantique courant de « violeur d'enfants », voire d'assassin. Il est largement usité par les médias, dont les titres font parfois des amalgames, certains « crimes pédophiles » contemporains ne concernant même pas des mineurs. Quant à la « pédophilie », la compréhension courante du mot aujourd'hui associe le champ des relations adultes-enfants, et celui de la contrainte sexuelle sur autrui, qu'il s'agisse de sollicitation, de viol ou de meurtre.

La remarque « certains “crimes pédophiles” contemporains ne concernant même pas des mineurs » me rappelle une chose que j'écrivais à propos de Dutroux : les médias le qualifièrent abusivement de « pédophile » alors que la majorité de ses victimes dépassait l'âge maximal de quinze ans admis par la loi pour désigner un acte pédophile, en Belgique comme en France (ce qui au passage ne recoupe pas la définition des psychiatres pour qui « le ou la pédophile n'est en principe troublé(e) que par des sujets non encore pubères »), et étaient pour la plupart majeures, jusqu'à plus de cinquante ans. Tel qu'on peut le comprendre, et pour rester dans le domaine des catégories psychiatriques, Dutroux serait un pervers, que ce soit en ces affaires d'enlèvements et de viols ou dans le reste de ses rapports sociaux, un manipulateur qui, dans ses actions, s'applique à franchir les bornes de la loi en s'ingéniant à ne pas en subir les conséquences (ce qui ne réussit pas toujours…). Revenant à l'inceste par ascendant on ne peut non plus le qualifier de pédophilie au sens actuel, synonyme de pédérastie, attirance sexuelle pour les prépubères : les parents incestueux ont fatalement entretenu des rapports sexuels avec des personnes pubères, et même d'âge marital, en France quinze ans et plus pour les femmes (jusqu'à application de la loi changeant l'âge marital pour elles), dix-huit et plus pour les hommes. La logique dit que pour violer ses enfants il faut les avoir procréés, cela avec une personne, comme on dit, d'âge nubile, c.-à-d., “en âge de se marier”. En France l'âge du mariage est celui où l'imputation de relation pédophile n'est plus tenable, on y a donc l'assurance qu'un parent incestueux n'est pas stricto sensu un pédophile.

Il semble qu'une part importante des supposés pédophiles sont surtout, à l'instar de Dutroux, des pervers dont un motif majeur en agressant de jeunes mineurs est, ou du moins était, pour la France, de s'assurer l'impunité : généralement les enfants ne dénoncent pas leurs agresseurs au moment des faits. En France cette « protection » ne joue plus autant puisque le législateur, ayant pris conscience du problème, a décidé que la prescription ne joue plus dix ans après les faits mais dix ans après la majorité de la victime. Après, il y a la question de l'inceste, qui quand du moins il est commis par un ascendant ou un collatéral, semble obéir à d'autres motifs que « la pédophilie » ; puis il y a les cas de viols sur mineurs où la qualité de mineur des victimes n'est pas la cause du dol ; pour reprendre un cas notoire, celui de Michel Fourniret, son but apparent est le viol, la torture et, in fine, l'assassinat ; ce qui lui fait choisir des victimes assez ou très jeunes est une obsession de la virginité ; mais ses pulsions sont plus fortes que ses préventions, et la grande majorité de ses victimes avérées ont plus de 15 ans, plusieurs étant majeures ; et toujours pour ses victimes avérées, elles ont toutes 12 ans ou plus. On le soupçonne d'une tentative d'enlèvement d'une fillette de 9 ans et on a parlé de lui pour la disparition d'une autre fillette de cet âge, ce qui en feraient les deux seuls cas avérés de « pédophilie » au sens psychiatrique, et au sens légal, moins de la moitié, donc, en ressortent. La question me semble importante car la société s'est emparée d'une notion de la psychiatrie et de la psychologie et s'appliquant à un cas précis, pour la généraliser à un nombre important de crimes, de délits ou de contraventions ayant à la fois peu de rapports entre eux et souvent peu ou pas de rapport avec la notion de pédophilie telle que définie dans les années 1970.

En ce début de XXI° siècle on a donc trois exemples donnés comme « emblématiques », Dutroux, Fourniret et « Outreau », et l'étrange est justement que dans ces trois cas l'imputation de pédophilie n'est pas consistante. Au fait, je parlais plus haut de l'acception légale de la chose, mais en réalité il n'y en a pas : ce que connaît la loi est l'abus sexuel ou le viol, avec une première circonstance aggravante de s'exercer sur un mineur de moins de quinze ans, et deux autres circonstances aggravantes, la commission de l'acte par un ascendant ou par une personne « ayant autorité ». De ce fait, écrire ou dire dans un média que tel procès est un procès « pour pédophilie » est dire une chose fausse : la justice ne s'intéresse pas à la motivation « psychique » mais aux actes. Mais si « la justice » ne s'y intéresse pas, pour les juges il en va autrement : ils sont autant que quiconque sensibles à l'air du temps, et en outre leur position dans la société les amène parfois à agir contre la justice, qu'on entende le terme au sens ordinaire de synonyme d'équité ou que l'on parle strictement de la loi et des procédures judiciaires. L'exemple de « l'affaire d'Outreau » (la première du genre, puisque depuis les médias unanimes se sont accordés pour parler d'« Outreau-bis » lors d'un autre procès à Saint-Omer concernant des abus sexuels sur mineurs par ascendant dans la ville d'Outreau).