| ![]() | |||
Gregory Bateson - Vers une Écologie de l'esprit
II - Forme et modèle en anthropologie |
Ce serait une simplification abusive et même une erreur de dire que la science progresse nécessairement par l'élaboration et la vérification empirique d’une succession d'hypothèses. Peut-être y a-t-il quelques physiciens ou chimistes pour procéder de cette façon classique, mais il n’en va pas de même pour ceux qui travaillent en sciences sociales : car nos concepts ne sont pas définis avec précision – un voile de clair-obscur ne laisse en deviner que de vagues contours –, et nos hypothèses sont encore si imprécises qu’il est peu probable que nous puissions trouver une expérience cruciale pour les vérifier.
Le but de la présente étude est de préciser une idée dont j’ai fait mention déjà en 1936[1] et qui est restée en friche depuis lors : il s’agit de la notion d’ethos, instrument conceptuel qui a été pour moi extrêmement utile et qui m’a permis de mieux comprendre la culture iatmul. Bien entendu, cette expérience n’a aucunement prouvé que ce même instrument serait nécessairement utile dans d’autres mains ou pour l’analyse d’autres cultures. La conclusion la plus générale que j’aie pu en tirer, c’est d’une part que mes processus mentaux ont certaines caractéristiques ; d’autre part que les dires, les actions et l’organisation des Iatmul présentent elles aussi certaines caractéristiques ; et qu’enfin l’abstraction « ethos » a eu, pour sa part, le rôle – comme catalyseur, peut-être – de faciliter la mise en rapport de ces deux spécificités : je veux dire mon esprit et les données que j’avais rassemblées.
Après avoir fini de rédiger le manuscrit de Naven, je partis pour Bali avec l'intention d’appliquer au matériel balinais cet instrument conçu pour l'analyse des iatmul. Mais, pour une raison ou pour une autre, je n’en fis rien, en partie parce qu’à Bali, Margaret Mead et moi-même essayâmes de mettre au point d’autres méthodes – la photographie comme procédé d’enregistrernent et de description – et, en partie, parce que je m’efforçais d’appliquer la psychologie génétique aux données culturelles ; mais, surtout, parce que je sentis de façon assez confuse que le concept d’ethos ne convenait pas à cette nouvelle tâche.
Ce n’est pas la notion elle-même qui fut mise en question : en fait, on ne peut guère prouver la fausseté d’un outil ou d’une méthode ; tout au plus peuvent-ils sembler inutiles et, en l'occurrence, l'inutilité de l’ethos n’avait pas été clairement prouvée. J e n’eus même pas à le mettre à l'épreuve ; car, une fois les données établies (première étape dans toute étude anthropologique), il me sembla que le pas suivant n’était pas du tout l'analyse éthologique.
Partant de ces données balinaises, je voudrais à présent montrer quelles sont les particularités d’une telle culture qui m’ont poussé à renoncer à l’analyse éthologique : ceci nous conduira à un niveau supérieur de généralisation du concept d’ethos. J’en profiterai pour accomplir quelque progres heuristique et indiquer des procédés descriptifs plus rigoureux, pour l’étude des cultures en général :
1. L’analyse des données iatmul m’avait amené à définir l’ethos comme « l’expression d'un système culturel unifié d'organisation des instincts et des émotions des individus »[2].
2. L’analyse de l’ethos iatmul – classement des données pour faire apparaître la fréquence de certains « thèmes » ou « accentuations » - m’avait permis de constater l’existence de la schismogenèse. Le fonctionnement de la société iatmul implique, inter alia, deux classes de cercles régénérateurs[3]. ou « vicieux ». Ces deux classes sont des séquences d’interaction sociale où les actes de A sont des stimuli pour les actes de B, qui deviennent, à leur tour, des stimuli pour une action plus intense de la part de A, et ainsi de suite, A et B étant des personnes agissant soit en tant qu’individus, soit en tant que membres d’un groupe.
3. Ces séquences schismogénétiques peuvent être réparties en deux classes : a) schismogertêse symétrique, les actions de A et de B, se stimulant mutuellement, sont essentiellement similaires – cas de compétition, de rivalité, etc. ; b) schismogenêse complémentaire, les actions qui se stimulent réciproquement sont essentiellement dissemblables, mais réciproquement appropriées : domination et soumission, assistance et dépendance, exhibitionnisme et voyeurisme, etc.
4. En 1939, j’ai marqué un considérable pas en avant, par la
définition de relations formelles entre les concepts de schismogenèse symétrique et complémentaire. J ‘y parvins en essayant
de formuler la théorie schismogénétique en fonction des équations de Richardson relatives à la course mondiale aux
armements[4]. Les équations de la rivalité donnent évidemment une
première approximation de ce que j’avais appelé « schismogenèse symétrique » :
l'intensité des actions de A (le taux de son armement, dans le cas étudié par Richardson) est proportionnelle à
l'avance que B a prise sur A. Le terme stimulus de
l'équation en cause est (B — A) et, lorsque ce terme est positif,
il faut s’attendre à ce que A s’engage dans de nouveaux efforts
d’armement. La seconde équation de Richardson pose la
même hypothèse, mutatis mutandis, pour les actions de B. Ces
équations donnent à entendre que d’autres phénomènes de
rivalité ou cle compétition – la vantardise, par exemple –, tout
en n’étant pas aussi facilement quantifiables que les dépenses
militaires, pourraient cependant, une fois mesurés, se laisser
réduire à un ensemble de relations analogues.
Dans le cas de la schismogenèse complémentaire, le problème n’était pas aussi simple. Les équations de Richardson
concernant la « soumission » définissent un phénomène quelque
peu différent d’une relation complémentaire progressive et leur
forme décrit l’action d’un facteur « soumission » qui ralentit et
finit par renverser le signe de l'effort guerrier. Or, ce qu’il fallait
pour décrire une schismogenèse complémentaire, c’était une
forme d’équation donnant un renversement tranchant et discontinu du signe. On parvient à une telle forme
d’équation en supposant que les actions de A, dans une relation complémentaire,
sont proportionnelles à un terme stimulus du type (A — B). Cette
forme a également l'avantage de définir automatiquement les
actions de l’un des participants comme négatives et de donner
ainsi un analogue mathématique pour le rapport psychologique
apparent entre domination et soumission, exhibitionnisme et
voyeurisme, assistance et dépendance, etc.
Cette formulation est notamment le contraire de celle qui
valait pour la rivalité, le terme stimulus y étant l’opposé de ce
qu’il était tout à l’heure. On a pu observer que des séquences
symétriques d’actions ont tendance à fortement réduire la tension qui résulte des relations complémentaires excessives entre
des personnes ou des groupes. Il est tentant de rattacher cet
effet à Phypothèse que les deux types de schismogenèse sont,
dans une certaine mesure, psychologiquement incompatibles.
5. On note que tous les modes associés aux zones érogènes[5], bien qu’ils ne soient pas clairement quantifiables, définissent des thèmes de complémentarité.
6. Le rapport avec les zones érogènes (mentionné en 5) suggère qu’il serait peut-être préférable de ne pas recourir à de simples courbes d’intensité à croissance exponentielle (cf. les équations de Richardson) qui ne sont limitées que par des facteurs comme la fatigue ; nous devrions plutôt nous attendre à ce que les courbes soient ici limitées par des phénomènes comparables à l'orgasme : l'atteinte d’un certain degré d’excitation ou d’intensité, corporelle ou nerveuse, étant suivi d’une décharge de tension schismogénétique. Tout ce que nous savons des êtres humains impliqués dans diverses sortes de joutes simples, semble le confirmer : le désir conscient ou inconscient de parvenir à une telle décharge de tension est un facteur important, qui stimule les participants et les empêche de se retirer du combat, comme le recommanderait le « bon sens ». S’il y a chez l’homme quelque caractéristique fondamentale qui le pousse au combat, il semble bien que ce soit cet espoir d’une décharge de tension, au terme d’une excitation totale. Sans aucun doute, ce facteur est-il souvent décisif en cas de guerre. (La vérité pure et simple – à savoir que, dans la guerre moderne, seul un très petit nombre de participants parvient à cette décharge orgasmique – ne semble point nuire au mythe insidieux de la guerre « totale ».)
7. J'avais suggéré, en 1936, que le phénomène de l’« amour »
(tomber amoureux) peut se comparer à une schismogenèse dont
le signe a été inversé ; au point que, « si le cours de l'amour
‘véritable’se développait continûment sans heurts, il suivrait
une courbe exponentielle »[6].
Depuis lors, de son côté Richardson[7]
est arrivé à une formule similaire en termes plus formels.
La rubrique n° 6, ci-dessus, indique clairement que les
« courbes exponentielles doivent laisser la place à un autre
type de courbe, qui ne monte pas indéfiniment, mais atteint un
point culminant et puis redescend. » Pour le reste, cependant,
le rapport évident des phénomènes interactifs que nous étudions avec le point culminant et l'orgasme, nous incite encore
plus à considérer que la schismogenèse et les séquences cumulatives d’interaction qui conduisent à l’amour sont souvent
équivalentes sur le plan psychologique. (Voir, par exemple, la
curieuse confusion entre « lutter » et « faire l’amour », l’identification symbolique de l'orgasme avec la mort, l’utilisation
répétée que font les mammifères de leurs organes de défense
comme parures pour la séduction sexuelle, etc.)
8. Je n’ai pas trouvé de séquences schismogênêtiques à Bali.
Cette proposition négative est d’une telle importance, contredit
tant de théories sur le conflit social (et, entre autres, le déterminisme marxiste) que, pour la rendre crédible, il me faut
décrire ici de façon schématique le processus de la formation
du caractère balinais et la structure qui en résulte, les cas
exceptionnels, où l’on peut reconnaître une sorte d’interaction
cumulative, et les méthodes à l’aide desquelles on « arrange »
les querelles et la différenciation des statuts. {Comme une analyse détaillée de ces différents points et des données qui les
fondent n’est pas possible dans le cadre de cet article, je donnerai toutes les références aux ouvrages publiés sur ces
thèmes[8]).
a) L’exception la plus importante à notre schéma général
apparaît au niveau de la relation entre adultes (parents en particulier) et enfants. Voici un exemple typique :
la mère entame une sorte de flirt avec l’enfant, en jouant avec son pénis, ou
bien en le stimulant de quelque autre façon à une activité d’interaction. L’enfant, donc, est excité par ce jeu et, pendant
quelques instants, il s’y produit une interaction cumulative.
Mais, juste au moment où l'enfant, approchant une sorte d’orgasme, se jette au cou de sa mère, celle-ci se détourne. A ce
point, l’enfant entame comme alternative une interaction
cumulative qui se traduit par un accès de colère. La mère joue
désormais le rôle du spectateur qui prend plaisir à la colère de
l'enfant ; ou s’il l’attaque, elle le repousse sans montrer de courroux.
On peut considérer ces séquences soit comme une expression de l’aversion de la mère pour un tel genre d’implication
personnelle, soit comme un contexte dans lequel l’enfant
acquiert une profonde méfiance à l'égard d’une pareille implication. La tendance, peut-être humainement fondamentale,
vers une interaction cumulative, est ainsi bridée[9] : une espèce
de « plateau » continu d’intensité est substituée à l'orgasme, au
fur et à mesure que l'enfant s’adapte à la vie balinaise. Pour
l’instant, on ne dispose pas d’une documentation claire concernant les relations sexuelles, mais tout porte à croire que c’est
une séquence de type « plateau » qui caractérise les transes et
les querelles [cf. d), ci-dessous].
b) Des séquences analogues ont pour effet de diminuer la tendance de l'enfant à un comportement compétitif ou de rivalité. La mère le taquinera, par exemple, en allaitant le bébé d’une autre femme, et s’amusera de ses efforts pour éloigner l’intrus de son sein[10].
c) En général, c’est le manque de point culminant qui caractérise la musique, le théâtre et les autres formes de l’art balinais. La musique, par exemple, suit une progression qui découle toute de sa logique structurelle et les modifications d’intensité y sont déterminées par la durée et le développement de ces relations formelles : on n’y trouve pas le type d’intensité croissante et de structure paroxystique qui caractérise la musique occidentale, mais une progression plutôt formelle[11].
d) La culture balinaise comporte des techniques bien défi‘ nies pour régler les querelles. Deux hommes qui ont eu un dif ; férend se rendront à titre officiel au bureau du représentant local du rajah, où ils consigneront leur dispute en convenant que celui des deux qui adressera la parole à l’autre devra payer une amende ou faire une offrande aux dieux. Par la suite, si la querelle prend fin, ce contrat peut être officiellement annulé. De tels évitements (pwik), à une plus petite échelle, se retrouvent dans les querelles enfantines. Peut-être est-il important de faire remarquer que cette façon de faire n’a pas pour but d’atténuer l'hostilité entre protagonistes ou de les pousser vers l'amitié. ll s’agit plutôt d’une reconnaissance formelle de l’état de leur relation réciproque et, peut-être, d’une fixation de la relation à ce stade. Si mon interprétation est juste, cette méthode pour régler les querelles correspondrait au remplacement du point culminant par un « plateau ».
e) En ce qui concerne l’état de guerre, les commentaires contemporains (1936-1939) sur les conflits d’autrefois entre rajahs indiquent qu’à cette époque la guerre était conçue comme contenant de nombreux éléments d’évitement mutuel. Le village de Bajoeng Gede est entouré d’un ancien retranchement et d’un fossé dont les indigènes expliquent ainsi la fonction : « Si, par exemple, vous et moi nous nous querellons, vous vous mettrez à creuser un fossé tout autour de votre maison. Plus tard, je viendrai vous combattre, mais je trouverai le fossé, et alors le combat n’aura pas lieu » ; ce qui correspond, de part et d’autre, à une espèce de « psychologie de la ligne Maginot ». De même, les espaces qui servaient de frontière entre royaumes voisins étaient, en général, des no man's lands déserts, fréquentés uniquement par les vagabonds et les exilés. (C’est, à n’en pas douter, une tout autre psychologie de la guerre qui s’est développée, lorsque, au commencement du XVIII° siècle, le royaume de Karangasem s’est lancé à la conquête de Lombok, l’île avoisinante. La psychologie de ce militarisme n’a pas encore été étudiée, mais il y a lieu de croire que la vision du temps propre aux Balinais qui ont colonisé Lombok est aujourd’hui fort différente de celle des Balinais de Bali[12]).
f) Les techniques formelles d’influence sociale, comme l’art oratoire, sont presque totalement absentes de la culture balinaise ; demander à un individu de soutenir son attention ou d'influencer les sentiments d’un groupe, est considéré à Bali comme de mauvais goût et reste, en fait, pratiquement impossible car dans de telles circonstances, l'attention de la victime se met vite à errer. Le discours continu (comme celui dont on se sert pour raconter des histoires, dans la plupart des pays) n’existent pas à Bali. Le narrateur dira, d'ordinaire, une phrase ou deux et s’arrêtera pour attendre que l’un des membres de l'auditoire lui pose une question concrète, sur un détail de l'affabulation. Il répondra alors à la question et récapitulera son récit. Apparemment, ce procédé rompt la tension cumulative par des interactions hors de propos.
g) Les principales structures hiérarchiques de la société – systèmes des castes et hiérarchie des citoyens à part entière, constituant le conseil du village – sont rigides. Il n’existe aucun contexte dans lequel il serait pensable qu’un individu puisse rivaliser avec un autre, pour occuper une meilleure position dans un de ces systèmes. Il est vrai qu’à la suite de certains actes, il peut perdre la qualité de membre de la hiérarchie, mais la place qu’il y occupe ne peut jamais être changée. Si, par la suite, il revient à l'orthodoxie et s’il est accepté par le groupe, il reprendra tout simplement sa position antérieure[13]. Ces généralisations descriptives sont autant de réponses partielles à la question négative : « Pourquoi la société balinaise n’est-elle pas schismogénétique ? » ; en les combinant, nous obtenons l’image d’une société qui diffère profondément de la nôtre, de celle des latmul, des systèmes d’opposition sociale que Radcliffe-Brown a analysés[**] et aussi de n'importe quelle structure sociale postulée par l'analyse marxiste.
Nous étions partis de l'hypothèse que les êtres humains manifestent une tendance à s'engager dans des séquences d’interaction cumulative ; cette hypothèse reste jusqu’ici virtuellement inentamée. Chez les Balinais, les bébés, au moins, font manifestement preuve de pareille tendance. Mais, pour que l'hypothèse soit validée sur le plan sociologique, il faut lui ajouter une incidente : à savoir que la tendance n’est opérante dans la dynamique sociale que si l’éducation des enfants ne les empêche pas de l'exprimer dans la vie de l’adulte.
Or, nous avons démontré que la tendance à une interaction cumulative est sujette à des modifications, déconditionnements[14] ou inhibitions : et c’est là un important pas en avant dans la connaissance de la formation du caractère. Nous savons pourquoi les Balinais ne sont pas schismogénétiques et aussi comment s’exprime leur aversion à l'égard d’un tel modèle, dans différents détails de leur organisation sociale : hiérarchies rigides, institutions pour régler les querelles, etc. Mais jusqu'ici nous n’avons répondu qu’à la question négative : c’est dire que nous ne savons toujours rien sur la dynamique positive de cette société.
La prochaine étape consiste donc à nous interroger sur l'ethos balinais. Quels sont, en fait, les motifs et les valeurs dont s’accompagnent les activités culturelles complexes et riches des Balinais ? Si les modèles compétitifs et les autres types d’inter-relations cumulatives sont hors de cause, qu’est-ce qui pousse les individus à mettre en exécution les modèles très élaborés de leur vie ?
1. Pour le visiteur, il est tout de suite évident que la force motrice de l’activité culturelle à Bali ne réside ni dans la thésaurisation ni dans le simple besoin physiologique. Les Balinais, et particulièrement ceux des plaines, ne souffrent ni de faim ni de pauvreté. Ils prodiguent la nourriture et passent une partie considérable de leur temps à se consacrer à des activités absolument non productives, de nature artistique ou religieuse, au cours desquelles la nourriture et les richesses sont dépensées en pure perte. Il s’agit donc essentiellement d’une économie d’abondance et non de pénurie. Certains sont, bien sûr, qualifiés de « pauvres » par rapport à d’autres, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont menacés par le manque de nourriture ; dire aux Balinais, par exemple, que des êtres humains meurent de faim dans de grandes villes occidentales, c’est les choquer outre mesure.
2. Dans leurs transactions économiques, les Balinais font preuve d’une grande prudence dans les petites affaires. On pourrait même dire qu’ils sont lésineurs. Mais, d’autre part, cette prudence est contrebalancée par une sorte de prodigalité « folle », lors des cérémonies et d’autres formes de consommation en pure perte, qui occasionnent d’énormes dépenses d’argent. Très peu de Balinais ont l’idée de faire fructifier leurs richesses ou leurs biens. Et, d’ailleurs, ceux-ci sont très mal vus et considérés comme des gens bizarres. Pour la grande majorité, ces économies de bouts de chandelle ne se font que dans une perspective temporelle très limitée et à un niveau d’aspiration réduit. lls économisent jusqu’à ce qu’ils aient suffisamment accumulé pour pouvoir dépenser largement, à l’occasion de quelque cérémonie. L'économie balinaise n’est pas fondée sur une tentative de l’individu de maximiser la valeur. Elle est plutôt comparable à des oscillations de relaxation telles qu’en physiologie et en mécanique ; cette analogie permet de décrire les séquences de transaction et les Balinais eux-mêmes conçoivent ces séquences selon un tel modèle.
3. Les Balinais sont fortement dépendants de l'orientation dans l’espace. Pour accomplir un comportement quelconque, il leur faut d’abord situer les points cardinaux ; si un Balinais est emmené en voiture, à travers des routes sinueuses, de sorte qu’il perde ses points de repère, il peut être sérieusement désorienté et rendu incapable d’agir (par exemple, un danseur ne pourra plus danser) ; pour s’en remettre, il lui faudra retrouver quelque point de repère important, comme, par exemple, la montagne centrale de l’île, par rapport auquel il puisse resituer les points cardinaux. On trouve une dépendance semblable vis-à-vis de l’orientation sociale, mais avec une différence : si l’orientation spatiale se définit dans un plan horizontal, l’orientation sociale, elle, est ressentie comme étant essentiellement verticale. Quand deux individus qui ne se connaissent pas se rencontrent, il est nécessaire, avant de converser librement, que chacun fasse savoir à l’autre sa position de caste. L’un demandera à l’autre : « Où vous tenez-vous ? », métaphore sur la caste, qui veut dire en gros : « Vous tenez-vous en haut ou en bas ? » Quand ils connaîtront, chacun, la caste de l’autre, ils sauront alors quelle étiquette et quelles formes linguistiques adopter et la conversation pourra être engagée. Dépourvu d’une telle orientation, le Balinais restera muet.
4. Il est fréquent de constater que leur activité (autre que la « lésinerie » dont nous venons de parler), plutôt que de répondre à un but (par exemple, d’être orientée vers une fin différée), a une valeur en soi. L’artiste, le danseur, le musicien et le prêtre peuvent recevoir une récompense pécuniaire pour leur activité professionnelle, mais il est rare que cette récompense soit suffisante pour les dédommager, ne fût-ce que de leur temps et des matériaux utilisés. La récompense est une marque d'appréciation, elle définit le contexte dans lequel joue une compagnie théâtrale, par exemple, mais ne constitue jamais le principal support économique de la troupe. Les gages peuvent être économisés, afin d’acheter de nouveaux costumes, mais lorsque, finalement, ceux-ci seront achetés, chaque membre versera une contribution considérable dans les fonds collectifs, pour payer la note. De même, pour ce qui est des offrandes apportées à l’occasion de chaque fête d’un temple, cet énorme gaspillage de travail artistique et de richesses matérielles n’a aucun but. Le dieu n’accorde aucune récompense pour le magnifique arrangement de fleurs et de fruits mis en place à l’occasion de la fête de son temple, mais il ne sanctionné pas non plus un éventuel manquement. Au lieu d’un but différé, c’est la satisfaction immédiate et immanente d’accomplir, au mieux possible, avec les autres, ce qu’il est correct d’accomplir dans chaque contexte particulier.
5. En général, l’individu trouve un plaisir évident à s ’affairer avec zèle, au milieu d’une grande foule[15]. Et, réciproquement, c’est un vrai malheur que de perdre la qualité de membre d’un groupe : proférer une telle menace constitue l’une des plus graves sanctions au sein de cette culture.
6. Il est intéressant de remarquer que maintes actions des
Balinais s’expriment plus précisément en termes sociologiques, plutôt qu’en fonction des buts ou des valeurs de
l'individu[16].
Cela est encore plus frappant dans le cas des actions du
conseil du village, hiérarchie qui englobe tous les citoyens à
part entière. On se réfère à ce corps social sous ses aspects
séculiers, en utilisant l’expression I Desa (littéralement « Sieur
Village »), et on renvoie souvent à ce personnage abstrait pour
rationaliser nombre de règles et procédures. De même – sous
ses aspects sacrés -le village est déifié sous le nom de Betara
Desa (Dieu Village), auquel on élève des autels et on présente
des offrandes. (Une analyse durkheimienne serait peut-être,
aux yeux des Balinais. une approche normale et appropriée
pour comprendre leur culture.)
En particulier, toutes les transactions monétaires ayant un
rapport avec la trésorerie du village sont régies par cette idée
générale : « Le village ne perd pas » (Desanne sing dadi potjol). Cette généralisation s’applique,
par exemple, à tous les cas où un animal faisant partie du troupeau du village est
vendu ; en aucun cas, le village ne peut accepter un prix inférieur à celui qu’il avait payé, réellement
ou nominalement. (Il est important de remarquer que cette règle consiste à fixer un prix minimal et ne pousse
pas forcément vers l'accroissement du trésor du village).
Une idée particulièrement nette de la nature des processus
sociaux transparaît dans certains incidents : par exemple, un
homme pauvre allait subir l’un des rites de passage, important
et coûteux, rite obligatoire pour ceux qui approchent le sommet de la hiérarchie du conseil. J'ai demandé ce qui arriverait
s’il refusait d’assumer cette dépense. La première réponse fut
que, s’il était trop pauvre, I Desa lui prêterait l’argent. Lorsque
j’ai insisté pour savoir ce qui se passerait s’il refusait de payer,
on nous répondit que personne n’avait jamais refusé, mais que
si cela arrivait, personne d’autre ne participerait plus à cette
cérémonie. Cette réponse et le fait que personne n’a jamais
refusé de payer montrent que le processus culturel en question
a une valeur en soi.
7. Les actions culturellement correctes (patoet) sont acceptables et valorisées esthétiquement. Les actions permises (dadi) ont une valeur plus ou moins neutre ; les actions qui ne sont pas permises (sing dadi) doivent être désapprouvées et évitées. Sans aucun doute, ces généralisations, une fois traduites, sont-elles vraies pour maintes cultures, mais il est néanmoins important de tirer au clair ce que les Balinais entendent par dadi. Cette notion n’est pas à assimiler à ce que nous appelons « étiquette » ou « loi » – qui impliquent, l’une comme l’autre, le jugement de valeur de quelque autre personne ou entité sociologique. Au contraire, les Balinais n’ont guère le sentiment que les actions ont été (ou sont) classées comme dadi ou sing dadi, par une autorité humaine ou surnaturelle. Dire que telle ou telle action est dadi correspond plutôt à une généralisation absolue, voulant dire que, dans des circonstances données, cette action est normale[17]. Une personne qui n’appartient à aucune caste est tenue d’adresser la parole à un prince en utilisant le « langage poli » ; une femme qui a ses règles est tenue de ne pas entrer dans un temple. Le prince ou le dieu peuvent exprimer leur désagrément, mais personne ne ressent ces « lois » comme ayant été élaborées par le prince, le dieu ou bien par la personne hors castes. L'offense passe pour une atteinte à l’ordre et à la structure naturelle de l’univers, elle ne semble pas être dirigée contre la personne réelle. Le coupable, même dans des cas aussi graves que l'inceste (qui peuvent entraîner l'expulsion de la société[18]), n’est pas accusé d’autre chose que de stupidité et de maladresse. Il est seulement traité comme une « personne malheureuse » (anak latjser) et, on le sait, le malheur peut frapper chacun d’entre nous « lorsque viendra notre tour ». De plus, il convient de souligner que les modèles qui définissent un comportement correct sont extrêmement complexes (surtout les règles du langage) et que l'individu (même au sein de sa famille) vit dans une anxiété continue, de peur de commettre une erreur. Du reste, les regles ne sont pas telles qu’on puisse les réduire à une simple recette ou à une attitude émotionnelle. L’étiquette à adopter ne peut pas être déduite d’une affirmation globale concernant les sentiments d’autrui, ni du respect que l’on doit à ses supérieurs. Les détails sont trop complexes et trop variés, et l'individu est obligé de tâter toujours son chemin, tel un funambule qui craindrait à tout moment de faire un faux pas.
8. Cette métaphore tirée de l'équilibre physique peut, en fait, s’appliquer à maints contextes de la culture balinaise :
a) La peur d’être dépourvu d’un soutien est un thème important pendant l'enfance des Balinais[19].
b) L’élévation (avec ses problèmes attenants, l'équilibre physique et métaphorique) est le complément passif du respect[20].
c) L’enfant balinais occupe une position élevée, comme une personne supérieure ou un dieu[21].
d) Lorsqu’il s’agit d’une élévation physique réelle, le devoir d'équilibrer le système revient à la personne qui se tient à la base et qui supporte l’ensemble, mais ce sont ceux qui se trouvent au sommet qui ont en main le contrôle de la direction dans laquelle le système se déplace. Selon ce modèle, la petite fille en transe se tenant sur les épaules de l’homme, peut faire aller celui qui la porte où bon lui semble, en se penchant simplement dans une direction pour maintenir l'équilibre du système[22].
e) En examinant une collection de quelque l 200 sculptures balinaises, il devient évident qu’un grand nombre d’entre elles reflète l’importance que l’artiste attache aux problèmes de l'équilibre[23].
f) La Sorcière, qui personnifie la peur, utilise souvent un geste nommé kapar, qui représente l'attitude d’un homme tombant d’un cocotier, à la vue d’un serpent : les bras sont levés de deux côtés, au-dessus de la tête.
g) L’expression que les Balinais emploient d’habitude pour désigner la période qui a précédé l’arrivée de l’homme blanc est : « quand le monde était stable » (doegas goemine enteg).
Bien que très brève, cette énumération des éléments de l'ethos balinais indique des problemes théoriques de première importance. Considérons la question en termes abstraits. L’une des hypothèses de base de la sociologie est que l’on peut décrire la dynamique de l'organisme social en supposant que les individus qui le constituent sont motivés à en maximiser certaines variables. Dans la théorie économique classique, il est supposé que les individus maximisent la valeur, tandis que dans la théorie schismogénétique, il est supposé que les individus maximisent des variables intangibles, mais toujours simples, comme le prestige, l’estime de soi ou même la soumission. Les Balinais, cependant, ne maximisent aucune de ces variables simples.
Afin de définir le type de contraste qui existe entre le système balinais et n’importe quel système compétitif, commençons par considérer les prémisses d’un jeu du type von Neumann strictement compétitif, pour envisager ensuite les modifications que nous devons apporter à celles-ci, afin de mieux décrire le système balinais.
1. Dans un jeu semblable, les joueurs ne sont motivés – par axiome – qu’en fonction d’une seule échelle de valeur linéaire (échelle monétaire). Leurs stratégies sont déterminées : a ) par les règles du jeu hypothétique ; b) par leur intelligence, qui est – par hypothèse – suffisante pour résoudre tous les problèmes posés par le jeu. Von Neumann a montré que, sous certaines conditions définissables, dépendant du nombre de joueurs et des règles du jeu, les joueurs aboutiront à différents types de coalition ; l'analyse de von Neumann porte principalement sur la structure de ces coalitions et sur la distribution de la valeur entre les joueurs. En appliquant ce schéma aux sociétés humaines, nous considérerons les organisations sociales comme comparables aux systèmes de coalitions[24].
2. Les systèmes de type von Neumann se différencient des sociétés humaines sur les points suivants :
a) Les « joueurs » sont, dès le départ, parfaitement intelligents, alors que dans la société les êtres humains apprennent. Pour ce qui est de ceux-ci, nous devons nous attendre à ce que les règles du jeu et les conventions associées à tout ensemble particulier de coalition soient incorporées aux structures de caractère de chaque joueur individuel.
b) L’échelle de valeur des mammifères n’est ni monotone ni simple, elle peut au contraire être extrêmement complexe. Nous savons que, au niveau physiologique, le calcium ne remplace pas les vitamines, pas plus qu’un acide aminé ne remplace l'oxygène. De plus, nous savons que l'animal ne s’eff0rce pas d’augmenter les « réserves » de l’un ou l’autre de ces éléments divergents, mais qu’il lui faut surtout maintenir la quantité de chacun d’entre eux dans les limites tolérables. Un excédent peut être aussi néfaste qu’un manque. On peut aussi se demander si la préférence des mammifères est toujours transitive.
c) Dans le système de von Neumann, le nombre de coups d’un jeu donné est postulé comme fini. Les problèmes stratégiques des individus peuvent trouver une solution seulement parce que ceux-ci agissent dans le cadre d’une perspective temporelle limitée. Pour ce faire, ils doivent envisager une limite dans le temps, la fin du jeu, quand les gains et les pertes seront répartis et tout recommencera à partir d’une tabula rasa. Dans la société, la vie n’est pas ponctuée de la sorte et chaque individu doit faire face à toute une série de facteurs inconnus, dont le nombre augmentera (probablement de façon exponentielle) dans l’avenir.
d) Par hypothèse, les joueurs de von Neumann ne sont susceptibles d’être touchés ni par la mort économique ni par l’ennui. Les perdants peuvent continuer de perdre indéfiniment et aucun des joueurs ne peut se retirer du jeu, même si l’issue de chaque partie est prévisible, sur la base d’un calcul des probabilités.
3. Des différences entre les systèmes de von Neumann et les systèmes sociaux, nous ne retiendrons ici que celles relatives aux échelles de valeurs et à la possibilité de la « mort ». Pour simplifier, nous supposons que, bien que les autres différences soient très importantes, nous pouvons pour le moment ne pas en tenir compte.
4. Curieusement, bien que les hommes soient des mammifères – qui ont, de ce fait, un système de valeurs primaires multidimensionnel et non maximisateur –, ils peuvent cependant se retrouver dans des contextes où ils s’efforceront de maximiser la valeur d’une ou de quelques variables simples (l’argent, le prestige, le pouvoir, etc.).
5. Le système de valeurs multidimensionnel étant en apparence primaire, le problème que soulève, par exemple, l’organisation sociale des Iatmul ne consiste pas à expliquer le comportement des individus iatmul en invoquant (ou en isolant) leur système de valeurs ; nous devrions plutôt nous demander de quelle façon l’organisation sociale à laquelle appartiennent ces individus leur impose ce système de valeurs. En anthropologie, cette question est d’habitude abordée dans la perspective de la psychologie génétique. Nous tâchons de rassembler des données pour montrer comment un système de valeurs implicite dans l’organisation sociale sïntègre dans la structure de caractère des individus, pendant leur enfance. ll existe, toutefois, une autre approche du problème, suivant laquelle – comme l’a fait von Neumann – on laisse momentanément de côté les phénomènes d'apprentissage et on ne considère que les implications stratégiques de ces contextes, qui doivent être en accord avec les « règles » données et avec le système de coalition. A ce propos, il est important de signaler que les contextes compétitifs - à condition que les individus puissent être amenés à les reconnaître comme tels – réduisent inévitablement la gamme complexe des valeurs à des termes très simples, voire même linéaires et monotones[25]. Des considérations de cet ordre, plus des descriptions des régularités observables dans le processus de formation du caractere, suffisent probablement pour décrire la façon dont les échelles de valeurs simples sont imposées aux individus-mammifères dans les sociétés compétitives, comme celle des latmul ou comme de l’Amérique du XX° siècle.
6. Dans la société balinaise, il en va tout à fait autrement. Ni l’individu ni le village ne s’engagent à maximiser la valeur d’une quelconque variable simple. lls sembleraient davantage préoccupés de maximiser quelque chose qu’on peut appeler stabilité, en utilisant peut-être ce terme dans un sens métaphorique. Il y a, pourtant, une variable quantitative simple dont la valeur semble être maximisée : le montant des amendes infligées par le Village. Au départ, les amendes sont généralement minimes, mais s’il y a quelque retard dans le paiement, leur montant est graduellement et rapidement augmenté ; et, dans le cas où le contrevenant donnerait à entendre qu’il refuse de payer – autrement dit qu’il « s’oppose au village » –, l'amende est immédiatement portée à une somme énorme, et le coupable est privé de sa qualité de membre de la communauté jusqu’à ce qu’il renonce à s’opposer. Ce dernier acte peut amener la diminution de l'amende.
7. Envisageons maintenant un système hypothétique composé d’un certain nombre de joueurs identiques et d’un arbitre chargé de maintenir la stabilité parmi les joueurs. Supposons, en outre, que les joueurs sont passibles de mort économique, que notre arbitre est là pour veiller à ce qu’elle ne survienne pas et qu’il a pour ce faire tout pouvoir d’apporter des modifications aux règles du jeu ou aux probabilités associées aux coups du hasard. Il est évident que cet arbitre se trouvera, par rapport aux joueurs, dans une position de conflit plus ou moins permanent. ll s’efforce de maintenir un équilibre dynamique, ou un état stable, et ceci équivaut à une tentative de réduire les chances de maximisation de n’importe quelle variable simple unique.
8. Ashby a exprimé en termes rigoureux le fait que l’état stable ainsi que la continuité de l’existence des systèmes interactifs complexes dépendent de la façon dont on empêche la maximisation de toute variable et que toute augmentation continue de n’importe quelle variable aboutira inévitablement à des modifications irréversibles dans le système, et, du même coup, sera limitée par celles-ci. Il a également souligné que, dans un tel système, il était très important que certaines variables puissent se transformer[26]. Dans le cas d’une machine autorégulatrice, par exemple, il est bien improbable que l’on puisse maintenir son état stable, si la position des boules du régulateur est bloquée. De même, un funambule qui utilise une perche pour {équilibrer ne pourra maintenir son équilibre que s’il varie les forces qu’il exerce sur son balancier.
9. En revenant au modèle conceptuelsuggéré dans le paragraphe 7, je pousserai un peu plus loin la comparaison entre celui-ci et la société balinaise. Remplaçons l'arbitre par un conseil du village, constitué de tous les joueurs. Nous avons maintenant un système qui présente un certain nombre d’analogies avec notre funambule. Lorsqu’ils parlent en tant que membres du conseil du village, les joueurs sont par hypothèse intéressés à maintenir l’état stable du système – c'est-à-dire à empêcher la maximisation de toute variable simple, dont l’accroissement excessif produirait un changement irréversible ; mais, dans leur vie quotidienne, ils sont toujours engagés dans des stratégies compétitives simples.
10. La prochaine étape pour faire ressembler encore plus notre modèle a la société balinaise consiste à postuler l’existence, dans la structure de caractère des individus et/ou des contextes de leur vie quotidienne, de ces facteurs qui motivent le maintien de l’état stable, non seulement dans les débats du conseil, mais aussi dans les autres relations interpersonnelles. A Bali, ces facteurs sont effectivement reconnaissables et ils ont été énumérés plus haut. Dans l'analyse des causes de la non-schismogénie de cette société nous avons remarqué que l’enfant balinais apprenait à éviter l'interaction cumulative, dest-à-dire à maximiser la valeur de certaines variables simples, et que l’organisation sociale et les contextes de la vie quotidienne sont élaborés de façon à éviter l’interaction compétitive. Dans notre analyse de l'ethos balinais, nous avons remarqué aussi certaines évaluations récurrentes :
a) celle de la définition claire et statique du statut social et de l’orientation dans l’espace ;
b) celle de l'équilibre et des mouvements qui conduisent à celui-ci.
En résumé, les Balinais étendent aux relations humaines des attitudes basées sur l'équilibre corporel et généralisent l’idée selon laquelle le mouvement est indispensable à Péquilibre. Ce demier point nous fournit, je crois, une réponse partielle à la question de savoir pourquoi la société, non seulement continue de fonctionner, mais même fonctionne intensément, se fixant sans cesse des tâches cérémonielles et artistiques qui ne procèdent ni de l’économie ni de la compétition. Cet état stable est donc maintenu par un changement continuel et non progressif.
J'ai abordé ces deux types de systèmes sociaux dans une perspective tres schématique, ce qui m’a permis de les opposer nettement l’un à l’autre. Ces deux types de systèmes, dans la mesure où ils peuvent éviter un changement progressif ou irréversible, parviennent à l’état stable. Cependant, il existe entre eux de profondes différences dans la façon de régler cet état.
Le système iatmul, qui est ici évoqué comme prototype des systèmes schismogénétiques, comprend un certain nombre de circuits finalistes régénérateurs, ou cercles vicieux. Chacun de ces circuits se compose de deux ou plusieurs individus (ou groupes d’individus) qui participent à une interaction potentiellement cumulative. Chaque individu humain est une source d’énergie ou un « relais », si bien que l’énergie de ses réponses ne provient pas des stimuli, mais de ses propres processus métaboliques. Par conséquent, s’il n’est pas contrôlé, un tel système schismogénétique est associé à une augmentation excessive des actions qui caractérisent les schismogenèses. Ne serait-ce que pour aboutir à une description qualitative d’un tel système, l'anthropologue doit identifier :
1. Les individus et les groupes impliqués dans la schismogenèse, ainsi que les voies de communication entre eux ;
2. les catégories d’actions et de contextes qui caractérisent les schismogenèses ;
3. les processus par lesquels les individus deviennent psychologiquement aptes à accomplir ces actions et/ou la nature des contextes qui leur imposent ces actions ;
4. les mécanismes ou les facteurs qui contrôlent les schismogenèses. Ces facteurs de contrôle peuvent être d’au moins trois types différents :
a) des boucles causales dégénératives peuvent se superposer aux schismogenèses, de sorte que, lorsqu’elles atteignent une certaine intensité, une forme de restriction est appliquée, comme par exemple dans les systèmes occidentaux, lorsque le gouvernement intervient pour limiter la compétition économique ;
b) aux schismogenèses considérées ci-dessus, s’ajoutent d’autres interactions cumulatives, agissant dans une direction opposée et favorisant Pintégration sociale plutôt que la fission ;
c) la progression de la schismogenèse peut être limitée par
des facteurs (l’environnement intérieurs ou extérieurs aux parties du circuit schismogénétique. Ces facteurs, qui n’ont qu’un
petit effet modérateur dans le cas d’une basse intensité de la
schismogenèse, peuvent s’accroître avec l'intensification de
celle-ci : friction, fatigue et limitation des réserves d'énergie
en sont des exemples.
A l'opposé de ces systèmes schismogénétiques, la société
balinaise constitue un type de mécanisme totalement différent ;
pour en faire la description, l'anthropologue doit suivre des
procédures complètement différentes, dont les règles ne peuvent pas être encore clairement déterminées. Puisque la classe
des systemes sociaux « non schismogénétiques » n’est définie,
pour l'instant, qu’en termes négatifs, il est impossible de supposer que ses membres ont des caractéristiques communes.
L’analyse du système balinais a néanmoins déterminé quelques
étapes et il se peut qu’au moins certaines d’entre elles soient
applicables à l'analyse d’autres cultures de cette classe :
l. les séquences schismogénétiques sont rares à Bali ;
2. les cas exceptionnels, où de telles séquences apparaissent, ont été étudiés ;
3. de cette étude, il est apparu que :
a) en général, les contextes qui se reproduisent dans la vie
sociale balinaise excluent l'interaction cumulative ;
b) l’expérience de l’enfance apprend à l'individu à ne pas
rechercher des points culminants dans l'interaction personi nelle ;
4. il a été prouvé aussi que, dans la culture, certaines valeurs positives – rattachées à l'équilibre – se reproduisent et sont incorporées dans la structure du caractère pendant l'enfance, et que, de surcroît, ces valeurs se réfèrent de façon spécifique à l’état stable ;
5. une étude plus détaillée est nécessaire pour aboutir à un exposé systématique des caractéristiques autocorrectives du système. ll est évident que le seul ethos ne peut suffire à maintenir l’état stable. De temps à autre le village ou une autre entité doit agir pour corriger les infractions. La nature des cas qui illustrent le fonctionnement du mécanisme correcteur est encore à étudier ; mais il est d’ores et déjà évident que ce mécanisme intermittent est très différent des contraintes, continuellement à l’œuvre, présentes dans tout système schismogénétique.
[*] Cet essai a été publié dans Social Structure : Studies
Presentcd to A. R. Radcliffe-Brown, édité par Meyer Fortes, 1949. ll est reproduit ici avec
l'autorisation de Clarendon Press. La préparation de cet essai a été facilitée par Guggenheim Fellow-ship.
[**] Bateson se réfere ici aux phénomènes de fission et fusion chroniques
propres aux systèmes segmentaires primitifs, ainsi classés au début du
siècle par Durkheim. (N.d. E)
[1] Gregory Bateson, Naven, Cambridge, Cambridge, University Press,
1936 (éd. fr., La Cérémonie du Naven, Paris, Ed. de Minuit, 1971).
[2] Naven, p. 118 ; éd. fr., p. 209.
[3] Les termes « régénérateur » et « dégénérateur » sont empruntés au
vocabulaire des techniques de communication. Un cercle générateur ou
« vicieux » est une chaîne de variables du type général suivant : une aug-
mentation en A provoque une augmentation en B ; une augmentation en B
provoque une augmentation en C; une augmentation en N provoque
une augmentation en A. Il est clair que, si un tel système dispose des
sources d’énergie nécessaires et si les facteurs externes le permettent, il
fonctionnera à un taux ou à une intensité de plus en plus grands. Un cercle
« dégénérateur » ou « autocorrecteur » diffère du premier en ceci qu’il
contient au moins un élément du type : « une augmentation en N provoque
une diminution en M ». Le thermostat du chauffage domestique ou bien la
machine à vapeur à régulateur sont des exemples de tels systèmes auto-
conecteurs. On peut remarquer que, dans de nombreux cas, le même cir-
cuit matériel peut être soit régénérateur, soit dégénérateur, selon le
chargement, la fréquence des impulsions transmises dans le circuit et les
caractéristiques temporelles du circuit total.
[4] L.-F. Richardson, « Generalized Foreign Politics », British Journal of
Psychology, Monograph Supplement, XXIII, 1939.
[5] E.-H. Homburger, « Configurations in Play: Psychological Notes »,
Psychoanalytical Quarterly, 1937, vi, 138-214. Cet article, l’un des plus
importants parmi ceux qui tentent dénoncer des hypothèses psychanaly-
tiques en des termes plus rigoureux, traite des « modes » appropriés aux
différentes zones érogènes – intrusion, incorporation, rétention, etc. – et
montre comment ces modes peuvent être transférés d’une zone à une
autre; ce qui amène l’auteur à dresser une carte des permutations et des
combinaisons possibles de ces modalités transférées. Cette carte fournit
des moyens précis pour décrire le cours du développement d’une grande
variété de structures de caractère (tels qu’on en trouve les types dans différentes cultures).
[6] Naven, p. 197; éd. fr., p. 214.
[7] Op. cit., 1939.
[8] Cf. tout particulièrement Gregory Bateson et
Margaret Mead, Balinese Character : A Photographic Analysis ; ces documents
photographiques étant disponibles, je n’ai pas trouvé utile de les inclure dans cet article.
[9] Balinese Character : A Photographic Analysis, pl. 47 et p. 32-36.
[10] Ibid., pl. 49, 52, 53 et 69-72.
[11] Cf. Colin McPhee, « The Absolute Music of Bali »,
Modern Music, 1935, et A House In Bali, Londres, Gollancz, 1947.
[12] Cf. Gregory Bateson, « An Old Temple and a New Myth »,
Djawa XVII, Batavia, 1937.
[13] Cf. Margaret Mead, « Public Opinion Mechanisms among Primitive
Peoples », Public Opinion Quarterly, 1937, 5-16.
[14] Comme c’est souvent le cas en anthropologie, les données ne sont pas
suffisamment précises pour nous fournir quelque explication sur la nature
des processus d'apprentissage en question. L'anthropologie peut tout au
plus soulever des problèmes de cet ordre. Mais ce sont les recherches
expérimentales qui devront y apporter une solution.
[15] Bateson et Mead, op. cit., pl. 5.
[16] Cf. Naven, p. 250, où il a été suggéré que certaines cultures pouvaient
associer leurs actions à leur propre système sociologique.
[17] Le terme dadi est également utilisé comme une copule se rapportant
aux changements de statut social. I Anoe dadi Koebajan signifie « Un tel
ou un tel est devenu un officiel du village ».
[18] Margaret Mead, « Public Opinion Mechanisms among Primitive
Peoples », loc. cit., 1937.
[19] Bateson and Mead, op. cit., planches 17, 67 et 79.
[20] Ibid., planches 10-14.
[21] Ibid., planche 45.
[22] Ibid., planche 10, ?g. 3.
[23] Pour le moment, il nous est impossible dénoncer cela en des termes
quantitatifs rigoureusement définis, les jugements que nous pourrions porter étant subjectifs et occidentaux.
[24] D’un autre côté, nous pourrions traiter différemment cette analogie.
Un système social, comme von Neumann et Morgenstern l'ont fait remarquer, est comparable à un jeu
additionnel non-zéro, dans lequel une ou plusieurs coalitions d'individus jouent les uns contre les autres,
et contre la nature. La caractéristique de cet ensemble non-zéro réside principalement
dans le fait que la valeur est continuellement extraite de l’environnement
naturel. Dans la mesure où la société balinaise exploite la nature, l'entité
globale, qui comprend à la fois l’environnement et les individus, est nettement comparable à un jeu
qui requiert une coalition entre individus. Il est
toutefois possible que cette subdivision du jeu global ne comprenant que
les individus, puisse être telle que la formation des coalitions, dans son
sadre, ne soit pas essentielle; c’est-à-dire que la société balinaise peut se
distinguer de la plupart des autres sociétés par le fait que les « règles » des
relations entre individus définissent un « jeu » du type que von Neumann
qualifierait de « non essentiel ». Cette possibilité n’est pas examinée ici.
(Cf. von Neumann et Morgenstem, op. cit.)
[25] L.-K. Frank, « The Cost of Compétition », Plan Age, 1940, VI, 314-24.
[26] W.—R. Ashby, « Effect of Controls on Stability », Nature, n° 3930, 24
février 1945, 242-243.